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La non-représentativité des syndicats

Comment se battre contre l'exploitation

Au cours du mouvement social qui secoua la France pendant le printemps 2003, encore une fois, la question de la représentativité des syndicats s'est trouvée posée de façon particulièrement aiguë.

Ce mouvement, qui s'opposait à une réforme du régime des retraites impliquant une forte dégradation des conditions d'existence des travailleurs du secteur public, aboutit à un spectaculaire échec, malgré une puissante mobilisation qui dura des semaines, des mois pour certains secteurs. Le gouvernement salua comme il se doit sa propre victoire. Et, par la bouche du ministre des affaires sociales, dans des lieux moins publics que les journaux télévisés, il remercia, à juste titre, la contribution de certains syndicats à la défaite du mouvement. Le très "sérieux" journal Le Monde (1) rapportait à cette occasion comment le ministre Fillon avait tenu à saluer "l'attitude responsable" et "l'opposition raisonnable" du principal syndicat français, la CGT. "Le ministre sait gré à la centrale de Montreuil de s'être évertuée à empêcher la généralisation d'un mouvement qui risquait d'échapper à son contrôle". Le ministre aurait pu aussi bien saluer l'autre grand syndicat, la CFDT, qui avait dès le départ signé l'acceptation de la réforme, ou encore les militants des organisations "d'extrême gauche", essentiellement les trotskistes, qui ont tout fait pour émasculer les "coordinations" et "collectifs" de lutte, surgis comme un effort d'auto-organisation du mouvement en dehors des syndicats, en les transformant en lobbys pour "faire pression sur les directions syndicales".

Dans l'échec du mouvement, dû en particulier à son incapacité à s'étendre, le travail de sabotage des syndicats et des syndicalistes "radicaux" a joué un rôle déterminant. (2) Mais si ce travail a pu être efficace c'est aussi parce que les salariés, malgré une méfiance croissante et aussi réelle envers les syndicalistes professionnels qu'envers les hommes politiques, gardent des doutes et se résignent encore à accepter la "représentativité" des syndicats.

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Les syndicats sont des organisations permanentes, c'est à dire qu'elles existent et fonctionnent quel que soit l'état de mobilisation de ceux qu'elles sont sensées "représenter". Les périodes de mobilisation et de lutte ouverte des travailleurs étant très courtes par rapport aux périodes "normales" d'atomisation et d'inaction, l'essentiel de la vie des syndicalistes se passe dans l'univers de gestionnaires du personnel et dans le monde particulier des bureaucraties syndicales. Ils sont "associés" ou ont "droit de regard" sur les principales mesures affectant la gestion des salariés, en tant que "représentants" de ceux-ci. Pour les dirigeants les plus importants, il s'agit de l'univers gouvernemental. Les "patrons" des grandes centrales rencontrent régulièrement les plus hauts responsables gouvernementaux. Ils sont reçus dans les ministères, où ils se rendent avec leur voiture de fonction, avec chauffeur et parfois garde du corps, pour donner leurs conseils avisés et participer à la gestion "démocratique" du système. (3)

Au bas de l'échelle de cette bureaucratie, il y a les délégués syndicaux. Ils sont élus périodiquement, généralement à des moments de calme social, sur des listes proposées par les différentes centrales. Ils ont pour tâche, dans l'appareil syndical, de faire "monter" aux instances supérieures les informations du terrain et, parallèlement, de faire "descendre" les orientations et décisions prises par ces instances, les "expliquer", les "faire passer" à la base, parmi les "électeurs". Souvent sincères, du moins au début de leur engagement, ils sont rapidement pris dans une machine qui en fait des rouages au service des appareils. Entre les réunions avec les gestionnaires dans des "commissions paritaires", d'hygiène, de sécurité, d'affectation de postes, etc., et les multiples réunions syndicales à différents niveaux (local, départemental, national), ils s'intègrent dans un monde bureaucratique qui les coupe de leurs bases. Pour agir librement ils n'ont généralement d'autre alternative que de quitter l'appareil syndical.

Pourtant, lorsque les travailleurs entrent collectivement en lutte, très souvent en dehors des initiatives syndicales, quand ce n'est pas contre elles, c'est cette même bureaucratie qui prend "naturellement" la direction du mouvement. C'est elle, et elle seule, qui le "représente" face aux patrons et aux gouvernements et qui est chargée des négociations. C'est elle qui convoque et monopolise la présidence des assemblées générales. C'est elle qui appelle aux manifestations, qui les encadre, physiquement avec ses services d'ordre, idéologiquement avec ses camionnettes bourrées de haut-parleurs qui crient les slogans à répéter. C'est elle qui fait porter aux manifestants des signes d'appartenance à telle ou telle centrale, comme du bétail marqué par ses propriétaires. C'est enfin elle qui décide de la dispersion "dans l'ordre" des manifestants... et de l'arrêt de la lutte, même si elles doivent pour cela parfois batailler et surtout manœuvrer, voire mentir, pour "savoir terminer une grève".

 

Pourquoi les syndicats passent-ils pour les représentants des travailleurs salariés ?

Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi les luttes ouvrières sont-elles dirigées et encadrées par une bureaucratie qui est inévitablement étrangère à la dynamique et à l'esprit de lutte ? Pourquoi ce ne sont pas les assemblées générales de ceux qui participent au mouvement qui assurent son organisation ? Pourquoi la centralisation et les négociations ne sont-elles pas assumées par des délégués directement élus par les assemblées et sous leur contrôle ?

 

Pour tenter de répondre à ces questions, on peut distinguer deux dimensions ; d'une part, les facteurs qui relèvent de l'action des pouvoirs constitués, du capital ; d'autre part, les facteurs qui tiennent de la conscience et de l'action des travailleurs en lutte.

Côté pouvoir, tout est fait pour que les syndicats soient considérés comme les seuls représentants des salariés. C'est inscrit dans les constitutions, au même titre que le rôle de la police et du parlement. C'est pratiqué à tous les niveaux de la "gestion sociale" du système, depuis le comité d'entreprise local jusqu'aux signatures des grands accords salariaux qui concernent des millions de travailleurs. Dans certains pays, seuls ceux qui sont syndiqués peuvent faire grève car ils sont les seuls à toucher quelque chose pendant le conflit. Gouvernements, administrations et patrons n'acceptent de négocier qu'avec les syndicats et ne reconnaissent pas d'autre représentant de leurs exploités. Parallèlement, les média et tout le "spectacle" politique démocratique matraquent en permanence le même credo. Même si les taux d'affiliation aux syndicats sont inférieurs à 10 pour cent, comme en France ou en Espagne, même si la syndicalisation est quasiment obligatoire, comme dans les pays du nord de l'Europe, l'ensemble des média ne présentent les travailleurs en lutte que sous l'habit, cravaté ou en bras de chemise, des bureaucraties syndicales. Lorsque des travailleurs entrent en lutte les média disent : "les syndicats ont mobilisé leurs troupes". Les média peuvent éventuellement parler, parce que parfois il est impossible de le cacher, du "risque de débordement des syndicats", mais c'est pour le présenter comme une anomalie qui ne saurait durer.

Dans la législation, le fonctionnement et la propagande de l'État, tout est prévu pour enfermer la lutte de classe dans le cadre strict de la "représentativité syndicale".

Côté prolétaires (4), on peut distinguer trois types de facteurs, allant du niveau le plus immédiat au plus profond, qui expliquent la difficulté à se dégager de l'emprise des grandes centrales syndicales.

Premièrement, au niveau le plus immédiat, il y a la pression de toute la machine spectaculaire et répressive démocratique dont on vient de parler. La propagande idéologique, aussi omniprésente qu'insidieuse, possède une efficacité réelle. Agir indépendamment du contrôle syndical, c'est tout un monde d'habitudes sociales à secouer et à affronter. C'est faire des assemblées de base des organes avec suffisamment de confiance en soi pour échapper à la tutelle des appareils syndicaux; C'est contraindre les gouvernements et les patrons à traiter avec des représentations directes, provisoires des travailleurs en lutte. C'est s'opposer à tous les partis politiques, au gouvernement, dans l'opposition ou encore à "l'extrême gauche", qui tous défendent la nécessité d'organisations qui encadrent et "représentent" en permanence les prolétaires… tâche pour lesquelles leurs militants offrent naturellement et avidement leurs services.

L'ampleur de la tâche est à elle seule un motif de découragement. Même si de plus en plus on se méfie des directions syndicales qu'on assimile à juste titre à des politiciens carriéristes et manipulateurs, il faut vraiment qu'il y ait une très forte combativité et détermination pour ne pas finir par s'en remettre à leur "représentativité".

 

Le deuxième facteur qui pèse sur les consciences relève de la tradition historique du mouvement ouvrier, prolétarien, ou plutôt d'une mauvaise compréhension de cette tradition.

On sait que les syndicats sont nés au 19e siècle à travers des luttes acharnées pour imposer leur constitution et légalisation. Dans la période historique de la révolution industrielle, la lutte du prolétariat naissant pour le droit à s'associer face au capital fut un combat extrêmement long et violent. Il s'agissait au départ de se donner les moyens de dépasser la concurrence qui divise les travailleurs face au patronat, de faire des caisses de grève pour tenir pendant le combat, de constituer une force face au capital. Mais, contrairement à une image souvent donnée, ces combats ne se résumaient pas à la recherche d'un moyen pour mieux marchander le prix de la force de travail. Le fait que les oppositions de classes apparaissaient nettement, la dureté de la répression et des combats, le fait que ceux-ci se situaient sur un terrain politique, l'ambiance historique générale, marquée par les révolutions de la bourgeoisie encore aux prises avec les restes de féodalisme, tout cela faisait que ces luttes se concevaient souvent comme des moments d'un combat plus global contre le système capitaliste lui-même, pour l'avènement d'une nouvelle société, même si naturellement les contours d'une telle société étaient inévitablement flous. On se battait "pour le pain et pour la Sociale" (5).

Cependant, dès les années 1870, en particulier après la première tentative révolutionnaire prolétarienne de l'histoire, la Commune de Paris de 1871, les secteurs les plus avancés de la classe dominante comprennent l'intérêt qu'il peut y avoir à légaliser les syndicats en les cantonnant dans une logique strictement revendicative et respectueuse des fondements de l'ordre établi. Au cours des deux dernières décennies du 19e siècle, et le du début du 20e, malgré l'opposition des parties les plus conservatrices de la bourgeoisie, malgré la résistances des secteurs les plus radicaux du mouvement ouvrier, peu à peu les syndicats ouvriers sont légalisés et progressivement intégrés aux mécanismes de gestion de la société bourgeoise. Cela va de pair avec la légalisation de partis ouvriers et l'acceptation de leur participation aux parlements.

La légalisation des syndicats, leur reconnaissance comme "interlocuteurs valables" ont rapidement rendu ceux-ci prisonniers de la logique politique et économique du système. A partir du moment où ils sont devenus des forces établies, des institutions "respectées" par l'appareil politique bourgeois, ils ont été happés par ce dernier. La fonction de marchands professionnels et permanents conduit naturellement à vivre dans la logique marchande capitaliste qui ne voit la force de travail que comme marchandise. Une marchandise particulière, qui a des prix divers, suivant la fonction et la formation du travailleur, suivant les secteurs économiques, suivant les pays, suivant les législations, suivant les rapports de force immédiats, suivant la conjoncture économique, etc. Les syndicalistes sont devenus des négociateurs "experts" en toutes ces matières. Ils sont supposés se situer du point de vue des vendeurs, des prolétaires, mais, en acceptant intégralement la logique marchande, ils épousent les principes et la logique qui servent de base à l'exploitation elle-même, une logique où le bien-être des exploités n'est jamais qu'un coût, une charge qui doit être minimisée au profit de l'accumulation du capital.

Au début du 20e siècle, ce processus d'intégration est pratiquement achevé, favorisé par les améliorations des conditions d'existence que connaissent les prolétaires de "la belle époque", dans les pays les plus avancés. En 1914, lorsque éclate la Première guerre mondiale, condamnant les millions de prolétaires européens à s'entre-tuer pour la défense de "leurs" capitaux nationaux, les grands syndicats signent leur intégration définitive dans l'appareil politique bourgeois en servant de recruteurs de chair à canon. Qui plus est, lors des insurrections ouvrières qui éclatent dans les années qui précèdent et suivent la fin de la guerre en Allemagne, Autriche, Hongrie, ils se rangent, plus ou moins ouvertement du côté de la répression.

Depuis lors, les grands syndicats ont constitué des piliers de l'ordre capitaliste. Généralement liés à des partis politiques gestionnaires du système ou candidats à l'être, ils représentent pour ceux-ci une courroie de transmission, et parfois même une source de financement. Si au 19e siècle les syndicats avaient dû s'imposer par la force au patronat et à l'État, au 20e siècle tous les États "démocratiques" encouragent l'existence de "syndicats puissants et représentatifs". Dans de nombreux pays ils sont directement subventionnés par l'État.

Si les prolétaires ont quelque chose à revendiquer des luttes du 19e siècle pour la légalisation des syndicats, ce n'est pas une confiance dans ces organes devenus des institutions capitalistes, mais l'état d'esprit de ces combats où les luttes immédiates ne perdaient pas de vue qu'il s'agissait de moments d'un combat plus global contre le capitalisme et l'exploitation elle-même.

 

Le troisième facteur, le plus profond, et sous-entendu dans les deux précédents, qui explique la difficulté pour les prolétaires à échapper au cadre de la représentativité syndicale tient à la double nature, au double niveau de l'antagonisme qui oppose prolétariat et capital.

A un niveau immédiat, les prolétaires et les capitalistes s'affrontent comme vendeurs et acheteurs d'une marchandise, la force de travail. Pour le prolétaire, l'intérêt est de la vendre au prix le plus élevé. Ce prix est constitué d'une part, par le salaire "direct", celui qui est payé sous forme monétaire, et, d'autre part, par le salaire indirect ou "social", celui qui est perçu sous formes de prestations (services publics de santé, éducation, de voirie, etc.), en réalité payées en partie pas les salariés eux-mêmes sous forme de cotisations et d'impôts. Inversement, pour le capitaliste, l'intérêt est d'acquérir cette marchandise au moindre coût, avec la réserve qu'il sait qu'en deçà d'un certain minimum de salaire, la productivité de la force de travail s'en trouve diminuée, tout comme le fermier sait que les vaches donnent moins de lait quand elles sont trop mal nourries ou soignées.

A ce niveau, l'antagonisme prolétariat-capital se situe sur un terrain purement marchand, à l'intérieur des limites de la logique capitaliste.

Mais ce n'est là qu'une dimension de l'antagonisme, la plus immédiate.

A un niveau plus profond, il possède une autre dimension plus fondamentale. La marchandise qui est objet d'opposition et de marchandage n'est pas une marchandise ordinaire, puisqu'il s'agit de la force de travail humaine. L'échange n'est possible que parce que le vendeur, le prolétaire, est soumis à une condition sociale qui l'oblige à vendre une partie de sa vie, pour survivre lui et les siens. L'échange n'a lieu qu'à condition que le capitaliste en ait besoin, et celui-ci n'en a besoin que s'il peut en tirer du profit. Autrement, c'est le chômage pour le vendeur. Ce n'est pas un échange entre égaux mais un échange entre exploité et exploiteur, entre opprimé et oppresseur. Pour le prolétaire, à ce niveau là, l'antagonisme ne concerne plus seulement le prix de la marchandise vendue, mais le fait même d'être obligé de se vendre, le fait que son existence soit déterminée et soumise aux impératifs d'un système bâti à ses dépens… et dont il crée pourtant l'essentiel des richesses. L'antagonisme ne se situe plus dans le cadre strict de la logique capitaliste marchande mais aussi en dehors et contre elle.

Suivant qu’on situe le combat contre l’exploitation uniquement au premier niveau d’antagonisme (la lutte autour du prix de la force de travail) , ou bien qu’on le situe au niveau plus fondamental, plus global (la lutte contre la logique même de l’exploitation) on aura à faire à deux conceptions, deux visions très différentes de ce combat. L’une qui se cantonne à la recherche d’un aménagement du système, l’autre qui s’inscrit dans la perspective de sa destruction et, dans l'immédiat, dans le refus de sa logique. La première, la conception marchande, qui s’intègre parfaitement dans le cadre capitaliste, est évidemment plus facile à mener que la seconde, la conception anticapitaliste, qui implique une mise en question plus profonde du système, donc un rapport de forces plus global et surtout le projet d’une société post-capitaliste à définir.

Ces deux conceptions ont des points communs : l'ennemi - le capital - est le même ; les moyens, dans une certaine mesure (grèves, meetings, manifestation, par exemple) peuvent aussi partiellement être les mêmes ; même l'objectif immédiat (faire reculer une attaque sociale, par exemple) peut aussi être analogue. Mais, sur le fond, sur l'état d'esprit qu'elles impliquent, elles diffèrent entièrement et peuvent être totalement contradictoires.

L'enfermement dans la conception marchande est typique du syndicalisme ordinaire. Son objectif est le marchandage, la négociation, le compromis. Elle part du principe qu'il peut toujours y avoir compatibilité entre les intérêts des prolétaires et ceux du capital, pour peu que chacun y mette du sien. Il suffit que les capitalistes fassent bien leur travail et que les prolétaires apprennent à bien se vendre. Chacun dans sa corporation, dans son entreprise, dans son bureau ou atelier. Ne remettant pas en question la logique du système, l'argumentation des syndicalistes "contre" les patrons contient naturellement la défense de la logique patronale : "il ne faut pas baisser les salaires… car cela diminuerait les débouchés de la production de leurs entreprises", "il ne faut pas fermer telle usine… car, si elle était mieux gérée, elle pourrait être rentable" (du point de vue capitaliste, évidemment), ou encore "… car cela serait un affaiblissement face à la concurrence internationale". C'est le langage, si cher aux patrons, du "nous sommes tous dans la même barque"… et qui "oublie", ou considère comme acquis, que, dans ce genre de barque, ceux qui rament et ceux qui sont jetés pardessus bord quand les choses vont mal, ce sont toujours les mêmes.

Parfois, quand les conditions économiques s'y prêtent, dans les périodes où la barque vogue sur des eaux de profitable prospérité, les rameurs ont droit à quelques miettes supplémentaires, et le "réalisme" syndical, marchand, y voit son triomphe… même si les chaînes et le cauchemar de la vie sont devenus plus désespérants d'inhumanité. Quand, par contre, les conditions économiques se dégradent, qu'il faut diminuer les rations des rameurs et se débarrasser des forces devenues non rentables, le "réalisme" marchand des syndicats apparaît clairement pour ce qu'il est : un enfermement dans la soumission à l'exploitation.

La conception anticapitaliste du combat contre l'exploitation ne croit pas à la compatibilité systématique des intérêts des prolétaires avec ceux du capital. Elle sait que, même lorsque leur situation matérielle connaît des améliorations, pour les exploités, un mieux n'est jamais qu'un moindre mal. Sur le terrain du capital les prolétaires restent toujours perdants, même quand ils "gagnent". La seule "revendication" devrait être de ne plus avoir à revendiquer, de ne plus se faire voler sa vie en la vendant, d’en finir avec le capitalisme. Mais ce n'est plus une revendication. C'est la révolution.

En attendant que les conditions d'un tel bouleversement soient données, mais aussi, pour contribuer à créer ces conditions, les prolétaires n'ont pas pour autant à refuser la lutte immédiate contre le capital et ses attaques quotidiennes : licenciements, baisse des revenus réels, accroissement de la "flexibilité" et de la précarité, etc. La résignation ne peut jamais être un chemin vers l’émancipation. Et, si l'on ne peut faire de chaque lutte le début d'une insurrection générale, on peut par contre mener ces combats dans un esprit anticapitaliste.

Qu’est-ce à dire ?

Tout d’abord qu’on ne se situe pas du point de vue de la logique marchande capitaliste pour justifier le combat. Si on s’oppose à une attaque économique ce n’est pas au nom de la défense de l’économie nationale, ni de la bonne appréciation de la rentabilité d’une entreprise, ou de la compétitivité du capital national face à ses concurrents, mais de la défense des intérêts humains des prolétaires, et, à travers eux, de toute l’humanité.

Ensuite, qu’on cherche à étendre, à généraliser, autant que possible, chaque combat. Pour affronter le capital et sa logique, il faut le rapport de forces le plus puissant, seul moyen de contraindre les gestionnaires du système à enfreindre, ne fut-ce que momentanément, la logique de celui-ci. Cela veut dire combattre toutes les tendances corporatistes, localistes, nationalistes qui divisent et affaiblissent les prolétaires. Mieux vaut se battre moins, mais unis et en force, que multiplier les affrontements isolés, condamnés à l’impuissance.

Enfin, se battre dans un état d’esprit anticapitaliste implique concevoir la possibilité d’existence d’une société non capitaliste, même si le projet d'une telle société est imprécis, voire lointain. Il est difficile de s’opposer à la logique capitaliste si l’on pense qu'elle est la seule possible.

Tout cela, ça fait beaucoup. En particulier le dernier aspect. Depuis l'effondrement de l'ancien bloc de l'Est, l'idéologie dominante, omniprésente dans tous les média, a utilisé le principal mensonge du 20e siècle, la soi-disant nature "communiste" des régimes de capitalisme d'État, pour instiller les idées que le capitalisme est le seul mode d'organisation sociale possible et que les tentatives de révolution anticapitaliste ne peuvent conduire qu'à des goulags. Même si l'effet spectaculaire de l'écroulement du mur de Berlin s'est atténué, même si les nouvelles technologies ouvrent de nouvelles perspectives à la possibilité d'une société post-capitaliste, il reste très difficile de percevoir les contours de ce que pourrait être une nouvelle forme d'organisation sociale, voire de la croire possible.

La question de la perspective d'une société post-capitaliste est dialectiquement liée à l'action collective : plus la mobilisation sociale est importante, plus la possibilité de construire une autre société est envisageable, car la force humaine pour le réaliser se dessine. Simultanément, plus se développe la conviction de cette possibilité, plus la mobilisation sociale se trouve de ce fait stimulée.

Pour retrouver la conviction qu'une autre société est possible, pour réinventer le vieux rêve de la révolution prolétarienne et tracer les contours matériels de ce projet, il faut une réflexion en profondeur qui le réactualise en tenant compte de l'évolution de la société et des puissants moyens matériels que l'actuelle révolution technologique met à la disposition des prolétaires. Le terrain idéal pour cette réflexion, mais aussi son meilleur encouragement, est la mobilisation sociale elle-même, l'effervescence des cerveaux que peut créer le fait de se battre ensemble.

L'extension des luttes est aussi très difficile à conquérir. C’est souvent de façon spontanée et imprévisible que se sont développés les grands mouvements de grève du passé et nul ne maîtrise les conditions qui provoquent ces explosions. La difficulté est accrue par le rôle actif des centrales syndicales. Celles-ci ne conçoivent de lutte large que sous la forme de mouvements programmés et strictement encadrés par elles. L'histoire a montré qu'elles sont prêtes à tout pour empêcher qu'il en soit autrement.

Ici, les deux conceptions du combat, l'anticapitaliste et la marchande, se heurtent naturellement : la recherche de l'extension solidaire de la lutte, qui caractérise l'état d'esprit anticapitaliste, est contradictoire avec la défense marchande et bornée des intérêts spécifiques des travailleurs par entreprise, par secteur, par pays. Tout comme est contradictoire la volonté de bousculer la logique économique et politique capitaliste avec l'esprit boutiquier qui préfère l'atmosphère viciée des négociations marchandes, dans le respect "réaliste" de l'ordre établi.

Assumer le contenu anticapitaliste de la lutte contre le capital est évidemment beaucoup plus complexe que cantonner celle-ci sur le terrain marchand du prix de la force de travail. Ce n'est pas que ce contenu anticapitaliste soit absent dans les luttes revendicatives. Même dans celles de faible importance, il tend naturellement à exister, ne fut-ce que de façon ultra-minoritaire ou sous forme de colère sourde et retenue : toute lutte sur les salaires contient en elle une révolte contre le salariat, toute lutte sur les retraites, la sécurité sociale ou les conditions de vie en général contient une révolte contre le fait que ces conditions soient déterminées par une logique économique fondée sur le profit d'une infime minorité de la société. Mais cette révolte, pour s'exprimer pleinement, doit surmonter des difficultés objectives et subjectives telles, qu'elle reste la plupart du temps souterraine, étouffée, découragée.

C'est pourquoi les luttes ont tant de difficulté à aller au-delà du seul terrain marchand capitaliste. C'est une des raisons fondamentales pour lesquelles elles ont tant de mal à se dégager de l'emprise des grandes centrales syndicales, qui sont "professionnelles" dans cet univers.

 

Tout dans cette société démocratiquement totalitaire est bâti pour que l'antagonisme prolétariat capital soit anesthésié dans la tromperie des négociations marchandes, pour que le caractère irréconciliable, révolutionnaire de cet antagonisme soit neutralisé. Les syndicats sont un instrument de premier plan de cette politique. Échapper à leur encadrement, à leur logique, est indispensable pour que la lutte prolétarienne soit puissante et donne tout ce qu'elle porte en elle.

 

Comment se battre ?

 

On a coutume de distinguer lutte revendicative (ou lutte immédiate) et lutte révolutionnaire. Et on peut effectivement distinguer la lutte immédiate, de résistance contre le capital et celle qui se donne comme objectif le renversement révolutionnaire de celui-ci. Mais ce n'est pas parce qu'on ne se donne pas comme objectif immédiat le renversement définitif du système qu'une lutte "immédiate", "revendicative", ne peut pas exprimer un contenu profondément anticapitaliste, en s'opposant à la logique capitaliste, en affirmant une solidarité de classe.

Plus une lutte immédiate fait apparaître ce contenu de révolte contre les fondements mêmes du système, plus elle peut être puissante, parce qu'elle crée les bases de son élargissement et parce qu'elle menace la classe dominante en ce qui lui est le plus vital : la soumission des esclaves à la logique du système.

On l'a vu, ce n'est pas toujours facile, mais c'est possible.

Pour répondre à la question de comment lutter, en particulier quelles formes d'organisation adopter, il nous faut revenir sur la nécessité de perdre les illusions sur la représentativité des syndicats et sur la possibilité de s'en servir comme instruments de lutte.

 

Perdre les illusions sur les syndicats

Les syndicats entretiennent les illusions sur leur représentativité par leur participation dans de multiples organes de cogestion des affaires sociales (caisses de retraite, sécurité sociale, comités d'entreprise, etc…). Dans la fonction publique ils participent parfois à des organismes responsables de l'affectation des postes de travail. Mais, la plupart de ces tâches pourraient être remplies par des fonctionnaires de l'État tels les assistantes sociales ou les avocats commis d'office. Cette participation à la gestion du système ne fait pas plus des syndicats les "représentants" (dirigeants et organisateurs) des travailleurs qu'elle ne le fait des assistantes sociales ou des avocats commis d'office. Par contre, cet accès aux cockpits du pouvoir, est source permanente de pratiques clientélistes et de trafics d'influence. A un certain niveau, le fonctionnement des appareils syndicaux peut tenir de celui des partis politiques et des gangs mafieux.

Lorsqu'il y a des luttes ouvertes, que la mobilisation des travailleurs est suffisante pour qu'elles puissent s'affirmer comme l'œuvre d'une classe, pour bousculer la logique économique de l'exploitation capitaliste, les syndicats s'opposent tout naturellement à ce qui bouleverse le cadre normal de leur fonctionnement. Cette opposition aux luttes radicales prend des formes insidieuses, rarement ouvertes et frontales. L'étiquette de représentants des travailleurs est l'arme première de leur capacité d'encadrement. Il ne s'agit pas de la brader maladroitement. Ainsi ils peuvent si nécessaire, pour éviter de se voir "dépassés" radicaliser à l'extrême leur langage afin d'en garder le contrôle.

L’exemple de la CGT française pendant le printemps 2003, félicitée à juste titre par le gouvernement pour avoir empêché la généralisation du mouvement, n’est pas un exemple unique. Au cours du 20e siècle, on peut affirmer que toute lutte importante à du se confronter aux syndicats à un moment ou à un autre de façon plus ou moins explicite et frontale. Et les luttes qui sont allées le plus loin l'ont souvent été dans des circonstances où les syndicats étaient pratiquement inexistants ou totalement discrédités car officiellement intégrés à l'Etat, comme dans les dernières années de l'Espagne franquiste (1974-75) ou dans la Pologne stalinienne (1970, 1976, 1980).

La liste des armes et des manœuvres des appareils syndicaux pour garder le contrôle des luttes et les maintenir dans un cadre conforme à l'ordre établi serait longue à dresser et resterait certainement incomplète. Mais on peut mettre en relief deux instruments particulièrement importants pour leur travail : la division et le mensonge.

La division syndicale. La forme même de l'organisation syndicale se prête à ce type de manœuvre. Les syndicats ne manquent pas de lignes de démarcation pour entraver l'affirmation de l'unité de la classe : par entreprise ou administration, par corporation, par régions, par pays, par tendance politique (dans les pays ou les syndicats s'organisent par coloration politique). Les états-majors des grandes centrales syndicales ont appris à jouer habilement de toutes ces différences pour régner en divisant.

Le mensonge. Les appareils syndicaux possèdent le monopole, par rapport à la masse des travailleurs, des informations concernant la lutte de classe. En temps de calme social, en tant qu'experts (juridiques, économiques, d'hygiène, etc…) ils sont les seuls à avoir accès à l'information "du haut". Les sommets des hiérarchies syndicales ont même accès aux "secrets d'État". En temps de luttes sociales, ils sont les seuls parmi les travailleurs à disposer d'informations globales concernant l'ensemble des secteurs mobilisés. Ce monopole de fait de l'information leur permet de manipuler celle qu'ils diffusent, de mentir. L'exemple le plus typique est celui de faire arrêter une grève dans une entreprise ou un secteur en fournissant de fausses informations sur l'état de mobilisation des autres travailleurs en lutte.

Ces stratégies de sabotage sont établies cyniquement au niveau des plus hautes directions syndicales. Il peut en être autrement au niveau des délégués de base qui peuvent eux-mêmes être manipulés par leurs directions. Mais dans l'ensemble des appareils, manœuvres et mensonges sont élaborés et utilisés au nom du "réalisme" syndical. Ces "experts" de la lutte de classe, habitués aux périodes de calme social, où ils ont le sentiment d'être les seuls à s'occuper des intérêts des exploités, considèrent qu'on peut mentir aux travailleurs ("qui pour une fois se remuent") comme à des enfants, pour leur bien… et celui de l'ordre établi.

 

Les fausses solutions

Devant les "trahisons" répétées et systématiques des grandes centrales syndicales, certains syndicalistes "radicaux" proposent comme solution de se battre pour le changement des directions des appareils, d'autres de constituer de nouveaux syndicats vraiment anticapitalistes. Ces deux solutions ignorent que le problème de base réside dans la fonction et le fonctionnement même de l'organisation syndicale. Des marchands professionnels de la force de travail ne peuvent que s'incruster dans l'appareil de gestion du système, être formatés et dévorés par lui. Les syndicats n'ont pas les directions qu'ils ont par hasard. Ce ne sont pas les directions syndicales qui décident de la vie des appareils, c'est la vie des appareils, entièrement bâtie autour de la co-gestion de l'ordre social (et toutes les luttes de clans et de pouvoirs qu'elle implique) qui choisit des directions adaptées à ses besoins.

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Quant à la solution qui consiste à créer de nouveaux syndicats plus "purs", elle a été tentée à de nombreuses reprises depuis la fin du 19e siècle. Le "syndicalisme révolutionnaire" de l'entre deux siècles en fut la plus sincère et honnête expression. Les IWW américains et la CNT espagnole, par exemple, défendirent une position internationaliste pendant la première guerre mondiale.

Mais l'expérience historique montre que les tentatives de créer de nouveaux syndicats plus anticapitalistes ont toujours abouti aux mêmes impasses : soit rester de petites organisations numériquement insignifiantes, soit devenir un syndicat "reconnu" et se faire intégrer progressivement dans la logique de la co-gestion. Dans les deux cas, que ces nouveaux syndicats restent ultra minoritaires ou qu'ils se fassent une place à côté des grandes centrales, ils ne font qu'ajouter un facteur de division de plus parmi les travailleurs.

 

Comment s'organiser ?

En dehors des périodes de luttes ouvertes, personne ne peut représenter véritablement les travailleurs, pour la simple raison que ceux-ci ne s'expriment véritablement que collectivement, mobilisés. Dans les périodes de mobilisation, seules les assemblées générales et leurs "comités" ou "coordinations", formés de délégués élus et révocables à tout moment par ces assemblées peuvent prendre des décisions au nom de ceux qui luttent. Que ces délégués soient ou non syndiqués, membres d'organisation politique ou non organisés est d'importance secondaire. Ils sont individuellement responsables devant les assemblées. L'important est que ces comités soient les seuls à représenter le mouvement, à l'exclusion de toute autre organisation, syndicale ou politique, qui par définition échappe au contrôle des assemblées.

Cette forme d'organisation directe n'est autre que celle du mouvement ouvrier au moment de ses plus importants combats. Elle est apparue lors des combats révolutionnaires de la Commune de Paris en 1871, de 1905 et 1917 en Russie (soviets), de 1918 à 1923 en Allemagne, Autriche et Hongrie, par exemple. A un niveau plus élémentaire, elle est apparue à des degrés divers dans des mouvements de grève sauvage à la fin des années soixante et tout au long des années soixante dix jusqu'au mouvement de 1980-81 en Pologne, puis de façon plus sporadique.

A elle seule cette forme d'organisation n'est pas une garantie de puissance. La force d'un mouvement dépend toujours en dernière instance de la conscience de ses protagonistes. Si elle n'est pas soutenue par une mobilisation et une combativité suffisantes, si elle ne s'accompagne pas de la recherche de l'extension et de la solidarité, si elle ne parvient pas à échapper au contrôle syndical, elle sera insuffisante. Mais elle n'en est pas moins indispensable pour que la force collective des travailleurs en lutte s'unifie réellement et que la conscience collective se concrétise en actions et puisse corriger ses propres insuffisances et erreurs.

Elle contribue à acquérir dans les luttes immédiates une qualité indispensable pour construire, un jour, une société post-capitaliste : savoir se gouverner soi-même, apprendre à vivre, à lutter collectivement. Chaque lutte collective, surtout si elle embrasse un grand nombre de travailleurs et échappe à l'emprise syndicale, est une occasion de ne plus vivre comme une masse d'individus enrégimentés ou isolés, paranoïaques les uns par rapport aux autres, atomisés par le capital et sa domination sur les vies quotidiennes. La lutte contre ce qui empêche de se rencontrer crée le terrain des meilleures rencontres.

L'apparition de cette forme d'organisation peut constituer en soi un stimulant de la mobilisation. Les multiples manipulation des luttes par les centrales syndicales ont fini par être un facteur de découragement et de résignation. La perspective de pouvoir y échapper est au contraire un encouragement au combat.

Les nouvelles technologies de communication, l'Internet, les téléphones portables peuvent être des outils cruciaux pour permettre à un mouvement de se diriger lui-même. Elles permettent que tous les participants soient informés en temps réel sur tous les aspects du mouvement et donc d'être mieux armés pour prendre des décisions. Elles permettent un véritable contrôle des comités de délégués par les assemblées. Elles brisent le monopole de l'information que possédaient les syndicats et d'échapper ainsi au sabotage et au contrôle de ceux-ci.

Le contenu et les formes de luttes

Au-delà de la question des formes d'organisation, restent les questions du contenu, des objectifs immédiats ou des formes concrètes d'action. Entre la grève, une des formes les plus élémentaires de la lutte de classe, et la révolution sociale, sa forme la plus achevée, il peut y avoir une infinité de chemins concrets. Il n'y a pas de recettes pré-établies. La spontanéité, la créativité collective d'une classe qui est présente dans la quasi-totalité des activités humaines, ne peuvent être enfermées dans des catalogues pre-conçus. Mais, de par la nature même du cheminement à parcourir, un certain nombre de caractéristiques s'imposent de manière logique : la recherche de la solidarité de classe par delà tous les cloisonnements corporatistes et nationalistes, l'affirmation de l'opposition à la logique générale du système et à sa nature destructrice pour l'humanité, l'auto-gouvernement du mouvement comme apprentissage de la vie d'une société sans exploitation ni oppression. Bref, tout ce qui fait surgir et stimule l'esprit anti-capitaliste que tout combat prolétarien contient.

C'est malheureusement aussi ce à quoi les syndicats tendent à s'opposer. Les grèves syndicales, où l'on attend passivement la fin des négociations entre "experts", les manifestations syndicales où l'on se promène encadrés et infantilisées, sont à l'opposé même des formes d'action qui encouragent cette confiance en soi dont la classe exploitée a tant besoin.

 

Que faire en dehors des périodes de lutte ?

Un des arguments fréquemment employés pour défendre la nécessité des syndicats consiste à dire qu'en dehors des périodes de lutte ouverte, il est nécessaire de préparer les combats. Pour cela il serait indispensable de profiter des possibilités qui sont données aux délégués syndicaux pour rencontrer les autres travailleurs de son lieu de travail, et au-delà. En réalité, les privilèges dont bénéficient les délégués syndicaux (heures payées pour l'activité syndicale) rapprochent plus ceux-ci des bureaucraties syndicales et des gestionnaires du personnel que de leurs collègues de travail. Ces "privilèges" les délégués les payent d'une inéluctable soumission aux appareils syndicaux. Contrairement à ce que certains délégués peuvent croire au début, ce ne sont pas les délégués de base qui utilisent les appareils syndicaux pour les besoins de la lutte mais ce sont les machines syndicales qui instrumentalisent les délégués de base.

Il n'est pas nécessaire d'appartenir à un syndicat pour être actif collectivement sur les lieux de travail. On peut former des groupes informels, pas obligatoirement permanents, réunissant les éléments les plus décidés, les plus intéressés par le combat de classe. Ces groupes peuvent exister sur un lieu de travail ou mieux regroupant des travailleurs de plusieurs lieux ou secteurs. Ils peuvent échanger de l'information, réfléchir collectivement aux nécessités et possibilités du combat de classe (ici encore les nouvelles techniques apportent de nouvelles facilités), sans prétendre représenter quiconque mais sans dépendre d'aucune structure officielle. De tels groupes ont les mains libres par rapport aux appareils syndicaux et peuvent intervenir dans les combats ouverts pour défendre la nécessité de l'auto-organisation et défendre des perspectives anticapitalistes.

 

Conclusions

Les syndicats ne sont pas les représentants des travailleurs salariés, des prolétaires. Ils constituent un instrument de la gestion de la société capitaliste. Parce qu'ils se situent entièrement dans la logique capitaliste, ils sont les défenseurs attitrés de cette logique et de l'ordre politique qu'elle implique dans les rangs des travailleurs. Toute lutte conséquente contre les attaques du capitalisme se heurte inévitablement à leur opposition. Toute lutte contre le capitalisme doit inévitablement se faire en dehors de leur contrôle et contre l'esprit qu'ils colportent.

Les idées qu'on peut résoudre le problème en changeant les directions syndicales ou en créant de nouveaux syndicats sont, au mieux des illusions candides, au pire, des arguments pour défendre de façon "radicale" ces institutions.

Les seuls représentants des travailleurs en lutte ne peuvent être que les travailleurs eux-mêmes, leurs assemblées et leurs délégués élus et révocables.

C'est en assumant son contenu anticapitaliste que la lutte prolétarienne peut, dans l'immédiat, développer sa puissance, et, à plus long terme, ouvrir une perspective à l'humanité.

Raoul Victor

Octobre 2003

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Notes

1. Édition datée du 17 juin 2003.

2. On a pris comme exemple le mouvement du printemps 2003 en France, pays d'une vieille et riche démocratie capitaliste. Mais la coopération des syndicats au maintien de l'ordre social se pratique tout aussi bien dans les pays les plus pauvres ou disposant de systèmes politiques moins sophistiqués. Ainsi, quelques mois plus tard, à l'automne de la même année, en Bolivie, à l'occasion d'un très large mouvement social, devenu explosif du fait de la brutalité de la répression de la part du gouvernement, la discrète collaboration entre le syndicat des mineurs et les militaires a été déterminante pour le rétablissement de l'ordre : "Loin des magnétophones et des caméras des journalistes, à 3.789 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur la route entre La Paz et Oruro, le colonel et le syndicaliste, dont les noms ne sont pas encore connus, s'étaient mis d'accord pour que des centaines de personnes avancent de Patacamaya vers La Paz dans 58 camions pour demander la démission du président."

(La Razón, 18 octobre 2003, http://www.la-razon.com/El_evento/Octubre/eve031018e.html). Le syndicat Solidarnosc en Pologne, dès sa naissance en 1980, sut se montrer "patriote" en soumettant les intérêts des travailleurs à ceux du capital national, et dans la jeune "démocratie" post-stalinienne devint un des plus solides piliers du nouvel ordre capitaliste, participant directement à son gouvernement. En Corée du sud, le caractère semi-clandestin de certains syndicats, ne les empêche nullement de participer à la "co-gestion" du système social.

3. L'histoire des démocraties bourgeoises connaît de nombreux ministres qui ont "fait leurs premières armes" comme responsables syndicaux.

4. Dans ce texte les termes de "travailleur" ou "salarié", sont parfois employés par facilité pour désigner les membres de la classe directement exploitée par le capital, celle qui vend sa force de travail et dont le capital tire un profit. Le terme d'ouvrier n'est pas repris dans la mesure où, en français, il recouvre exclusivement celui qui pratique un travail strictement manuel, ce qui n'est plus le cas pour une part croissante des exploités. Cependant, ces termes restent imprécis car "travailleur" peut aussi bien désigner un agriculteur propriétaire ou un commerçant, et "salarié" un très riche cadre d'entreprise, qui perçoit une part des profits de l'entreprise sous forme de "salaire". Le terme le plus précis, le moins ambigu est "prolétaire".

Précisons que cette nature de prolétaire est indépendante du contenu concret du travail qui est réalisé. En particulier, elle ne dépend pas de la question de savoir s'il s'agit de travail "productif" ou pas. La façon dont le capital fait usage de la force de travail qu'il achète, qu'il en fasse des armes destructrices, improductives, ou des aliments et des forces réellement productives, ne change rien à la qualité d'exploité de celui qui la vend.

5. Des traces fossilisées de cet état d'esprit pouvaient encore être trouvées jusqu'à récemment dans les statuts d'une grande centrale, comme la CGT française. Le premier article de ces statuts, hérité de la charte d'Amiens, affirmait clairement la nécessité de lutter pour "la disparition du salariat et du patronat " et pour "l'appropriation par les travailleurs des moyens de production et d'échanges". Depuis 1995, ces formulations, devenues depuis très longtemps lettre morte dans la pratique du syndicat, ont été définitivement éliminées des textes officiels.