Les textes qui constituent cette brochure sont lexpression dune réflexion critique sur une expérience traumatisante : lévolution dune organisation révolutionnaire en secte paranoïaque. Mais pas uniquement. Au-delà de cette expérience, les textes de la deuxième partie abordent des questions plus générales, en particulier la façon dont les révolutionnaires ont compris et analysé la réalité du siècle qui sachève.
Les auteurs de ces textes sont tous danciens membres du CCI (Courant Communiste International), certains depuis les premiers temps. Nous avons quitté cette organisation individuellement, à des moments différents au milieu des années 90, alors que le CCI vivait ce que lui-même appelait la plus grande crise de son histoire. Une crise que nous vécûmes pour notre part comme la sectarisation définitive de lorganisation.
Au nom dun combat mené de 1993 à 1996 pour faire passer lorganisation "de lesprit de cercle à lesprit de parti", suivant la pensée de Lénine soudain redécouverte, le CCI avait abouti à instaurer en fait un véritable esprit de secte, avec tout ce que cela implique : militants qui se conçoivent comme des moines soldats, paranoïa vis à vis de lextérieur et de quiconque soppose au nouvel état desprit. "Nous sommes victimes dun complot de parasites extérieurs relayés à lintérieur par un clan dex-soixanthuitards attardés ayant à la tête un gourou franc-maçon, probablement agent de lEtat " Plusieurs de ceux qui ont contribué à cette brochure étaient considérés membres de ce clan maléfique, dautres ont été accusés de manque de fermeté à son endroit et de conviction dans la défense de lorganisation.
Nous ne fûmes pas les seuls (en tout près dune vingtaine) à quitter le CCI dans cette période. Mais après un certain temps détourdissement et de perplexité douloureuse, nous avons été quelques-uns à Paris à vouloir nous rencontrer pour essayer de comprendre ce qui nous était arrivé.
Partant du principe élémentaire quil est profitable de discuter à plusieurs dune même expérience, nous voulions simplement établir un espace de réflexion ou chacun pût bénéficier des apports des autres pour établir et clarifier, fût-ce contradictoirement, son propre bilan de lévolution du CCI. Nous étions et restons convaincus que le seul moyen de dépasser le genre de traumatisme que de telles ruptures provoquent, cest de développer la plus impitoyable critique à légard de sa propre expérience. Nous entendions laisser à la dynamique même des débats le soin de délimiter en notre sein les convergences et les écarts politiques.
Nous avons de fait formé un cercle de discussion avec un contrat précis : dégager les raisons que chacun voyait à la décrépitude du Courant. Les premiers contacts que nous établîmes répondaient à un besoin quil nest pas déplacé dappeler thérapeutique : arrêter de macérer dans des interrogations névrotiques individuelles et sans réponse positive, mettre surtout fin à lenvahissement de nos esprits par un ressentiment qui, pour avoir des origines fort compréhensibles, est complètement vain en même temps que nocif. Bien sûr, révolutionnaires, nous vivions lisolement comme un drame. Pis, comme un risque de destruction de nos capacités militantes.
Ce qui nous a réunis, plus que de bienfaisantes retrouvailles, cest un fond politique commun. Celui qui nous avait rendus insupportable "laffaire" des clans, le rejet des pratiques du CCI et des principes qui les sous-tendaient. Cest là quelque chose de fort : le refus de la vision léniniste de lorganisation et, en sens inverse, laffirmation du besoin douverture dans les débats, de la nécessité de toujours être capable de se remettre en cause, lacceptation des désaccords, le respect des autres dans la discussion (et non les attaques personnelles). Nous mettions en avant la franchise avec pour seul devoir dexprimer sans interdit ce que nous pensions et les doutes que nous pouvions avoir.
De longs mois furent nécessaires pour rétablir entre nous une faculté de réfléchir dégagée du subjectivisme. Ils nont pas conduit à oublier ou à tirer un trait sur notre expérience dans le Courant, celle-ci nous a marqués à jamais. Il sagissait plutôt de prendre du recul et savoir se "désintoxiquer" du cadre ancien. Une forme de discussion rigide ne laurait pas permis. Aborder telle ou telle discussion parce que nous le sentions, parce quune dynamique nous y poussait a été nécessaire pour souvrir à une nouvelle cohérence : cela ne se décrète pas, on ne planifie pas un tel processus collectif. Il y a eu un long cheminement pour chacun, un gros travail personnel de remise en cause, une volonté daller de lavant.
Quand nous entamâmes réellement nos discussions, nous partagions (et nous partageons encore aujourdhui) la conviction quil fallait éviter de faire de lanticécéisme en soi. La nature de la période aidant, le recul sensible des luttes ouvrières témoignant, nous avions le sentiment, alors confus mais présent, que le sens de la crise du CCI avait une portée très générale. Elle le concernait tout en dépassant son propre cadre. La crise, ressentions-nous intimement, mais sans pouvoir être précis à lépoque, avait une valeur historique qui la rendait qualitativement différente des autres moments de difficultés internes traversés auparavant par le Courant. Tout en nous attachant à saisir les origines de ce qui sétait dernièrement passé dans le Courant, nous avions plus ou moins conscience que cétait à un plus haut niveau quil fallait nous situer pour contribuer, selon nos moyens, à lau-delà de limpasse dans laquelle conduit certaines analyses du CCI.
Au fur et à mesure que notre cercle de discussion cherchait les racines profondes de lévolution du Courant, nous avons eu à faire à des questions qui allaient bien au-delà des problèmes et de la réalité spécifique de celui-ci. Les facteurs destructeurs qui ont eu raison de sa santé sont les mêmes qui menacent toute organisation révolutionnaire. Ses erreurs danalyse trouvent en partie leurs racines dans celles dun courant plus large, celui de la "Gauche communiste", et, sous certains aspects, dans les idées de toute une génération venue à la révolution à la fin des années soixante et pendant la décennie suivante.
Aussi les articles de cette brochure se regroupent-ils autour de deux objectifs. Premièrement, tenter de répondre à la question : pourquoi notre ancienne organisation a dégénéré en secte ? Deuxièmement, donner un aperçu du point atteint par nos interrogations sur la validité du cadre danalyse historique de base du Courant.
Les trois articles initiaux concernent la première question. A travers ceux-ci nous ne voulons pas nous présenter en victimes dune machine infernale. Cette machine nous avons contribué à la construire. La critique du CCI est aussi notre propre critique, même si nous avons eu les uns et les autres des réactions étouffées, souvent par lâcheté, face aux aspects les plus évidents de la dégénérescence.
Le texte douverture, "Pourquoi sommes nous sortis du Courant communiste international ? ", donne un aperçu de lambiance qui régnait dans lorganisation au moment du débat sur "lesprit de parti" et qui provoqua notre départ. Il illustre par des exemples comment on y est arrivé à réécrire lhistoire pour mieux se figer dans un béton stérile. Larticle suivant , "Un décalage de plus en plus grand par rapport aux réalités" met en évidence le fossé croissant que la réalité a creusé entre elle et les analyses quen faisait le CCI. Des illusions de 1968 à lincapacité de se remettre en question, il montre le cheminement dune pensée qui, séloignant de la réalité, conduit aux délires "cohérents" des sectes. Le troisième texte, "Les racines organisationnelles de la dégénerescence" regarde à lintérieur de la maison pour déceler ce qui depuis longtemps y agissait dans un sens négatif. Il met en relief le risque mortel que court une organisation qui tend à faire de sa propre existence la raison ultime de son combat.
Le deuxième volet de cette brochure aborde trois questions cruciales pour la compréhension du XXe siècle et de lactualité de la perspective révolutionnaire, et qui sont à la base même du cadre théorique que nous avons défendu pendant des années dans le CCI : la théorie de la décadence du capitalisme (y a-t-il eu vraiment "décadence" dès le début dudit siècle ?), lanalyse de la vague révolutionnaire de 1917-23 (les conditions du triomphe dune révolution mondiale étaient-elles mûres en octobre 1917 ?) et la validité du concept de "cours historique". Sur ces sujets, nous avons trouvé dans les discussions privilégiées avec les camarades de Perspective Internationaliste (P.I.) un stimulant dautant plus efficace que, provenant des même bases théoriques, ceux-ci se trouvent confrontés aux mêmes interrogations et développent un salutaire esprit de recherche.
Dans son tout, cette brochure apparaît comme une réflexion sur le passé, mais son objet nest ni un règlement de comptes ni un enfermement dans le révolu. Notre volonté est au contraire de tirer des enseignements pour lavenir. Cest essentiellement dans cette perspective que nous avons décidé de publier nos travaux. Nous ne prétendons pas être parvenus à une clarté définitive, ni à une totale homogénéité parmi nous. Ce nétait pas le but. Sur beaucoup de questions abordées nous avons vu des divergences se faire et se défaire au fil dune pensée collective qui a ouvert plus de questions quelle nen a résolues. Les textes nexpriment pas lunanimité des participants du cercle. Chacun porte la marque de son auteur et, sur plus dune question, exprime des avis qui ne sont pas partagés par tous (le cas se trouve souvent signalé dans le corps des textes). Larticle concernant lanalyse du "cours historique" est même essentiellement un compte rendu de discussions non conclues. Mais nous ne visions pas une homogénéité à tout prix et nous ne pensions pas que celle-ci fut nécessaire pour rendre public létat de nos réflexions.
Par la force des choses, nous en sommes plutôt à tirer des leçons en négatif -"que ne pas faire ?", en quoi telle analyse est-elle contredite par la réalité- quà élaborer un nouveau cadre théorique cohérent. Et à ce stade de la réflexion, lhétérogénéité se montre plus que jamais inévitable, voire elle est nécessaire. Cela nempêche pas lensemble des textes de cette brochure de traduire un même type dinterrogation, de rejet des dogmatismes et de soif de clarté.
Lensemble de notre cercle est loin de penser que nous sommes parvenus à des réponses un tant soit peu achevées sur les questions générales abordées. Nous sommes convaincus que ce travail doit être poursuivi dans la perspective dune indispensable réactualisation des théories de la révolution, effort rendu indispensable par linadéquation de parties importantes de ces théories au déroulement effectif de lhistoire.
Mais nous pensons aussi que, pour nous, ce travail nest plus à faire dans le cadre étroit dun cercle dex-membres du CCI. Cette tâche, à laquelle nous comptons continuer à nous atteler, doit être réalisée dans un cadre beaucoup plus large que notre petit cercle de discussion consacré à lorigine à un objectif particulier et restreint. Quavons nous concrètement à proposer ? Rien de très formel. Nous pensons que la question organisationnelle, exactement comme les autres sujets, doit être rediscutée, réactualisée. Peut-être ce cadre élargi devrait-il prendre la forme "organisée" dun réseau de débats ouverts internationalement, défini par quelques frontières cardinales (internationalisme, nature capitaliste de lURSS, etc.) mais laissant la plus grande liberté de recherche et dinterrogations. Pour que sépanouisse un tel lieu de discussion il est naturellement indispensable que soit rejeté toute immixtion de groupes ou individus qui ne viendraient là que pour dénoncer, saboter la discussion et répéter des dogmes que le réseau aurait précisément pour tâche de "dédogmatiser".
Si notre brochure peut contribuer à stimuler cette réflexion présente et future, elle aura atteint son objectif.