Encore et pour clore sur le CCI

Les racines organisationnelles de la dégénérescence

Le texte précédent se termine avec la conclusion que l’une des explications majeures de l’involution du CCI réside dans son incapacité à remettre en question les perspectives sur lesquelles il s’était créé. C’est aussi le constat minimal, mais fondamental en même temps, sur lequel tous les camarades du cercle tombent d’accord. Ensuite vient inévitablement la question : incapacité, oui, mais pourquoi ? Et cette interrogation en amène presque automatiquement une autre : ladite inaptitude est-elle la cause ou la conséquence de la déchéance du Courant ? Les éléments de réponse que l’on apporte doivent-ils être purement de type objectif, c’est-à-dire des données que le groupe subit en quelque sorte comme la résultante d’un déterminisme qui échappe à sa volonté, ou bien faut-il les voir à l’inverse comme un produit des structures et de la vie interne de cette organisation ? et, si oui, le groupe révolutionnaire est aussi l’acteur de sa faillite. Il en est le responsable. En fait, la réponse correcte tient des deux angles de vue à la fois. D’une manière générale, ce n’est jamais une cause unique qui détermine la dégénérescence d’un groupe révolutionnaire, comme on l’a déjà dit ailleurs, mais une combinaison de raisons interactives. De même, les formes de la dégénérescence ne sont pas standards et si, à propos du CCI actuel, on peut à juste titre parler de " machine paranoïaque et de " forteresse assiégée ", cela ne découle qu’en partie d’une loi générale, beaucoup venant de l’histoire propre de ce groupe. Voici le rapport de notre discussion sur le sujet.


Contraintes objectives de la vie
d’un groupe révolutionnaire



Passons d’abord assez vite sur la considération sociologique, juste mais d’un faible apport pratique pour notre propos, selon laquelle toute structure associative humaine – d’où les formations de révolutionnaires ne sauraient bien sûr être exclues – comprend une tendance organique à l’inertie, à la conservation et à l’autoreproduction.


Bien plus riche d’implications se montre ici pour nous cette autre idée première posant que, comme elles vivent dans l’environnement hostile du monde capitaliste, les organisations révolutionnaires en supportent par obligation l’agressivité et les effets corrosifs avec plus ou moins de dommages selon la situation du rapport des forces entre bourgeoisie et prolétariat. De telles atteintes développent naturellement des réflexes défensifs de la part des communautés de révolutionnaires, chose d’un côté positive et indispensable mais qui favorise en même temps les mauvaises tendances conservatrices.
A ce qui précède, on peut lier une raison générale expliquant pourquoi un groupe révolutionnaire décline indépendamment de sa volonté. Elle relève du fait qu’il ne peut pas vivre longtemps isolé de la classe prolétarienne et privé des sources vives issues du mouvement de celle-ci contre l’ordre capitaliste. Si le CCI, pour prendre l’exemple qui nous occupe d’abord ici, est bien né d’une intense activité du prolétariat à la charnière des années 1960-1970, tout son parcours ultérieur peut objectivement être décrit comme un progressif écart du bain créateur de la classe des prolétaires en tant que mouvement historique.



L’inévitable croisée des chemins



A un moment déterminé de la prolongation de cette situation, que le groupe n’a certainement pas souhaitée, trois destins se présentent à lui : ou il maintient ses conceptions et, alors, soit se fossilise, soit trahit la cause révolutionnaire et rallie la bourgeoisie ; ou bien il fait un bilan lucide des perspectives non réalisées et, alors, se transforme, s’adapte à la situation réelle et s’assigne nécessairement d’autres tâches que celles qu’il s’était données quand, par exemple, à l’instar du CCI, il avait pu faire le pronostic d’une montée des luttes ouvrières vers la révolution.


Concernant le Courant, l’hypothèse de la trahison n’est pas automatiquement la plus plausible. Non que l’on puisse jurer qu’il n’aliénerait jamais sa plate-forme et ne pratiquerait quelque jour futur des concessions à la bourgeoisie. N’a-t-on pas vu souvent le faire d’autres groupes en dégénérescence – tels ceux de la diaspora bordiguiste – sur les questions parlementaire, syndicale et nationale ? Non, la radicalité que proclame à grands coups de clairon le Courant sur ces sujets ne le protège pas absolument. De même que toutes les formations dégradées qui se réclament des courants les plus à gauche de l’Internationale communiste de 1919 (y compris les conseillistes).



L’histoire de la pendule arrêtée

 

C’est en fin de compte son extrême petitesse, son influence infime dans les rangs prolétariens, qui préserveraient le mieux le CCI de l’intégration pure et simple dans les forces capitalistes et l’Etat. Il faudrait, pour représenter un tel enjeu du point de vue de la bourgeoisie, qu’il acquière une importance numérique et une aura médiatique à l’échelle de celles des groupes gauchistes trotskistes. Mais son propre sectarisme interdirait certainement cette voie.


Le CCI ne manifestant aujourd’hui aucune intention de remettre quoi que ce soit en cause de ses bases, bien au contraire, notre avis privilégié est qu’il est en voie de fossilisation. Par ce terme, nous entendons un état d’existence où un groupe anciennement communiste n’a plus que la lettre révolutionnaire et non l’esprit.


Dans la forme, il continue de défendre des positions de classe correctes (ce qu’on a encore pu voir le CCI faire – et d’autres groupes du même genre d’ailleurs – à l’occasion de la guerre du Kosovo) mais il n’agit plus autrement qu’un automate et, s’il lui arrive de proférer de justes paroles, c’est un peu à la manière d’une pendule arrêtée dont les aiguilles marquent l’heure exacte deux fois par jour sans qu’elle n’y soit bien sûr pour rien. Un groupe fossilisé ne vit plus que pour lui-même ; déphasé des réalités et surtout du mouvement effectif de la classe, il n’est plus en mesure de tracer des perspectives utiles pour celle-ci. Il devient pour elle un corps mort et même nocif, à l’occasion, en raison de son poids d’inertie politique qui n’empêche pas d’autre part l’activisme. Il peut vivre ainsi de longs siècles sans que cela importe crucialement.


Dans ces conditions, peut-on encore dire qu’il appartient au mouvement révolutionnaire ne serait-ce que parce qu’il garde une plate-forme communiste ? C’est une affaire d’appréciation un peu byzantine qui, dans le cercle, à propos du CCI en particulier, nous partage. Certains d’entre nous pensent que ce groupe demeure révolutionnaire, mais exactement comme le Courant estimait, au cours des années 1970, que le PCI bordiguiste (Le Prolétaire), alors déclaré par lui dégénérant et sclérosé, le restait. A l’époque, le CCI affirmait qu’il ne fallait pas s’illusionner sur les capacités de régénérescence de cette formation mais, concédait-il, on ne sait jamais...


Revenons au plan général sous un autre angle. Les groupes révolutionnaires doivent évoluer. A l’échelle de plusieurs décennies, sinon de siècles, ils ne peuvent maintenir constantes leurs formes organisationnelles ni leurs perspectives d’action. Cette obligation d’évolution ne résulte pas d’abord de l’application d’un précepte politique mais des simples changements intervenus dans la profondeur de la situation de la société capitaliste et du prolétariat. Si ces modifications jouent objectivement contre son gré, il n’en reste pas moins qu’un groupe révolutionnaire doit en principe cultiver en lui la capacité de les voir et d’en tirer les conséquence y compris pour sa propre existence.



Des leçons marxistes oubliées ou refoulées


Normalement, le CCI, dont le cas nous préoccupe en priorité, a été bien armé, surtout au travers de ses études de l’expérience de la Fraction italienne en exil (Bilan), sur le problème de la nécessité pour un groupe révolutionnaire de remettre sur le chantier, les faits de la réalité le commandant, les bases analytiques et organisatives qui ont présidé en un temps donné, désormais révolu, à sa constitution.
Cette remise en question, que Marx, en d’autres temps, avait parfaitement reconnue à propos de la dissolution de la Ligue communiste puis de l’AIT, fait partie des choses naturelles, inévitables et face auxquelles les révolutionnaires ont en conséquence l’intérêt de se préparer. Même si la remise en cause n’est pas à ériger en principe de fonctionnement automatique, à la manière de ce qui se passe chez les anarchistes.


Il est évident que, à un moment donné, le groupe affrontera presque obligatoirement une crises d’existence, qu’il lui faudra marquer une rupture par rapport à l’antériorité. Forcément, cette crise, bien entendu liée au mouvement de la société capitaliste et de la classe ouvrière, implique déchirement, dispersion et, pour s’exprimer crûment, des engueulades, des frictions personnelles alimentées par les dissentiments et les déceptions.


Cela s’avère pénible et se déroule rarement dans une grande sérénité, mais c’est la loi. Au-delà de la crise, autre chose suit, avec une sélection de militants, des tâches différentes, sous des formes organisationnelles renouvelées et adaptées. Il y a une certaine continuité réelle mais en même temps une cassure indéniable.
Répétons que le CCI n’ignore pas en principe cette réalité. On peut en effet la voir évoquée au travers de maints passages de ses écrits de base sur la question organisationnelle. Elle faisait partie, au moins dans les déclarations, de sa philosophie politique originelle. Mais l’évidence est qu’il a dû l’oublier ou la refouler. Le Courant se targuant par ailleurs de posséder de grandes capacités théoriques, cela fait paraître encore plus paradoxale son inaptitude à discerner le décalage de ses schémas d’analyse primitifs par rapport à l’évolution réelle de la situation au long des années 1980, comme le montre le texte précédent.
C’est la raison pour laquelle le constat qu’ " il ne l’a pas fait " s’est croisé assez vite dans notre discussion de cercle avec le sentiment que " le CCI ne l’a pas voulu ". Sous ce rapport, le Courant apparaît avoir lui-même, dans une large mesure, provoqué sa cécité et construit son déclin. Mais pourquoi cela et de quelle façon ? C’est l’objet du chapitre suivant de ce texte.


Comment le CCI a été l’artisan de sa propre décadence


Tout progrès, chez les révolutionnaires et les groupes qu’ils constituent, procède de la discussion, du débat. La faculté d’avancer, jusqu’à remettre en question les fondements de l’existence de l’organisation, cette capacité s’entretient et se cultive car elle ne répond pas à l’appel à un moment M juste parce qu’on la requiert.


La nécessité de la discussion, le besoin de confronter les positions politiques, on peut sans grand risque d’erreur dire que nul groupe contemporain du CCI ne l’a autant que lui proclamée et répétée à l’envi, à son propre usage interne comme au plan des rapports entre organisations distinctes. C’est chez lui un véritable article de loi.


Pourtant, si l’on place en face de ce principe martelé les réalités du débat interne du CCI dès les années 1980 (quant aux discussions externes, il y en eut de moins en moins), c’est une image trompeuse qui vient aux yeux. En apparence, il y a débat, et même discussion intense, avec une profusion de bulletins où les contributions individuelles s’inscrivent à foison. Ce dont il s’agit néanmoins à l’époque, ce n’est pas réellement de la participation des militants à l’élaboration de la position organisationnelle – ce qui suppose l’exposé d’idées sinon contradictoires du moins non équivalentes – mais plus exactement d’un effort d’autopédagogie par lequel chaque membre du CCI s’efforce à prouver qu’il a bien compris les textes d’orientation préparés et concoctés par les organes centraux. Ceux-ci interviennent eux-mêmes dans la discussion pour accoucher la pensée des militants (au sens de la maïeutique de Socrate). Si bien que nous avons affaire là à une perversion de ce qu’on entend généralement par débat révolutionnaire.



Quel devoir de débat ? Quel droit de divergence ?


Dans ces conditions, la discussion se ramène à un simple problème d’assimilation par rapport à quoi les divergences n’expriment plus, au mieux, qu’un retard de compréhension ou une confusion d’esprit, au pire, que la corruption de certains militants par l’idéologie contre-révolutionnaire de la petite-bourgeoisie, voire de la bourgeoise tout court. Bien entendu, les organes centraux, stratèges du débat, prenaient le soin de tolérer quelques nuances mineures car ce libéralisme peu coûteux légitimait la pratique ainsi déformée du débat tout en permettant de stigmatiser avec la plus grande véhémence les désaccords qui résistaient à l’effort nouveau style d’homogénéisation politique.


Aux divergents indécrottables, ou même aux hésitants, la voix officielle du CCI prit peu à peu l’habitude de dire qu’ils doutaient des capacités d’analyse de l’organisation, qu’ils manquaient de confiance dans celle-ci et se défiaient (car certainement porteurs de germes conseillistes) des organes centraux élus. Au bout de cette logique infernale, on en arriva à émettre la sentence qu’être divergent revenait tout bonnement à perdre sa foi dans la classe ouvrière.

Nombre de nos lecteurs ne manqueront certainement pas de reconnaître ici en passant un trait caractéristique de ce que, dans le vocabulaire des gauches communistes, on appelle le substitutionnisme, en d’autres mots la propension des groupes se disant révolutionnaires à s’identifier totalement, et à leur profit, aux masses prolétariennes. Dans le cas du Courant communiste des années 1980, ce penchant se doublerait donc d’une identification des organes centraux à l’ensemble de l’organisation.


C’est en tout cas un fait tangible que, au milieu des années 1980, la vie interne du CCI se marque par un transfert de l’essentiel du travail politique des sections basiques ou des congrès vers les organes centraux et les diverses commissions de travail : c’est véritablement là que s’élabore la ligne officielle du groupe. Il en découle, par voie de conséquence, un affaiblissement de la participation individuelle des militants, dont la motivation s’étiole. Cela engendre aussi des comportements routiniers et fonctionnaristes. C’est en fin de compte répandre la maladie bureaucratique de la commissionnite.


Dans cet état de chose est surtout monté à la surface un phénomène tout à fait significatif de la régression du sens du débat révolutionnaire au sein du CCI. Il intervint à l’occasion (1983-1985) de la formation de la tendance qui, après sa sortie du Courant, donnerait la Fraction externe, rebaptisée plus tard du nom de Perspectives internationalistes (PI, que, pour raccourcir, nous nommerons ainsi dans la suite de ce texte). Pour notre présent propos, l’important n’est pas pour nous d’exposer le fond de la divergence (sur lequel, dans le cercle, nous émettons des avis pas nécessairement harmonisés) mais d’indiquer une attitude singulière du CCI. Celle-ci revient à dénier aux camarades divergents la latitude de se déclarer tels d’eux-mêmes et à décider (sous-entendu les organes centraux) ce que doit être une vraie divergence et les conditions de son admission dans le débat organisationnel.


C’est du reste cette situation absurde qui a dans une large mesure contraint les membres du futur groupe PI, faute d’une autre issue, à quitter le CCI, excédés par le dialogue de sourds. On parla à ce sujet de désertion.


Il vaut d’ajouter que la " direction " reçut, dans sa lutte contre PI, l’aide inopinée d’une tendance constituée secrètement, celle-ci, en violation totale des statuts de l’organisation, et qui se proposait de pousser plus fort encore la roue du mouvement. Autobaptisée " minorité positive ", cette sorte de franc-maçonnerie ou de fraternité confidentielle à la Bakounine jugeait la direction " centriste " par rapport à ceux des militants qui, selon elle, " faisaient [eux-mêmes] des concessions au conseillisme ". Son existence fut percée mais on ne lui demanda aucun compte, ni sur le coup ni après, sans doute parce que, malgré ses excès de zèle et son entorse caractérisée au règlement intérieur, elle allait dans le sens voulu par l’autorité officielle et pour la bonne cause.


S’est-elle dissoute ou non aux lendemains de sa croisade, qui le saura jamais ? Du moins apparaît-il clair pour nous que son esprit a continué de souffler bien au-delà de 1985 et qu’il a dans une notable proportion inspiré le triste " débat " de 1993-1996.



Un moment organisationnel clé


L’ensemble de ces péripéties a bel et bien constitué un évènement organisationnel. La volonté de contingenter sévèrement les divergences fut d’ailleurs officialisée fin 1985 par une correction des statuts en ce sens2. Nous ne prétendons donc pas en l’air que la crise du milieu des années 1980 a consacré la fin de toute possibilité de discussion contradictoire réelle au sein du Courant, le débat de 1993-1996 apparaissant de ce point de vue comme une amplification caricaturale de la dispute autour de la tendance PI.


En tout état de cause, ce que nous avons dit au long de ce chapitre explique en quoi le CCI s’était lui-même mis hors de mesure de remettre en question ses bases, y compris d’en admettre simplement l’idée.


Nous n’insisterons jamais assez pour dire que cette régression du CCI est de toute évidence à mettre en relation avec son isolement par rapport au prolétariat, au moment même où – l’histoire a de ces cruautés-là – il s’imaginait au contraire proche comme jamais du mouvement de la classe. A la moitié de la décennie 1980, il ne fait pas de doute que le Courant se croyait parvenu aux fameux instants des affrontements décisifs qu’il prédisait depuis cinq ou six ans. L’échéance historique s’annonçait pour lui et les révolutionnaires ne devaient pas rater la passe. Une telle appréhension de la réalité extérieure relevait grandement du fantasme, nous le percevons beaucoup mieux avec le recul. Du moins rend-elle compréhensibles, sinon excusables, l’état d’urgence qui, en même temps qu’un activisme fébrile, s’est alors instauré au sein du CCI et la discipline quasi militaire que celui-ci a requise de tous ses militants. Les divergences, en cette veillée de " combat ", étaient passées d’heure et l’interprétation s’imposait d’elle-même que les discutailleries de la tendance PI, ou de quelques autres camarades – qui, à l’évidence ne considéraient pas, et avec raison, l’accélération des évènements aussi radicale que le discours officiel le prétendait – ne faisaient, en plus d’ouvrir la porte à la pénétration de l’idéologie bourgeoise dans le Courant, que paralyser l’indispensable intervention de l’organisation. On osa parler de sabotage.


Mais que démontre tout ceci en fin de compte sinon la façon dont le CCI fut à la fois victime de ses illusions et force active de sa propre dégénérescence ? A ce point de réflexion s’est ouverte dans notre cercle une autre boucle de discussion. Chacun d’entre nous tenait pour une date marquante ce qui s’est passé dans le CCI au cœur des " années de vérité " (la décennie 1980 dans la terminologie normalisée) mais le problème demeurait de savoir si la dégénérescence du Courant partait de là ou bien si elle avait de fait commencé plus tôt.



Quand l’involution a-t-elle commencé?


Un ou deux d’entre nous inclinèrent un temps à penser que, effectivement, cela avait débuté avec les faits relatés au précédent chapitre. L’intervention des autres les convainquirent ensuite qu’il fallait plutôt voir en eux l’accélération, sans doute décisive, d’une dynamique d’organisation engagée bien antérieurement. Un camarade remonta même aux années de genèse du CCI, mettant spécialement en avant les circonstances autour de la tendance à laquelle on donna le nom de " Bérard ".



L’argumentation antipersonnelle


Rembobinons le fil du temps. L’un des aspects frappants du débat sur la tendance PI concerne l’utilisation intensive contre ses membres d’arguments ad hominen. N’ayant pas dans le présent cadre la place d’entrer dans les rouages infimes de la discussion, nous rappellerons seulement qu’un de ses fils s’enroulait autour du problème du centrisme, défini par l’autorité instituée du Courant comme la propension de certains courants socialistes historiques à tenter de concilier des options politiques complètement adverses. On donna pour exemple la fraction menchevique de Martov avant 1917.


Or, comme Lénine l’avait fait à l’égard de son ami de jeunesse, les organes centraux du Courant se servirent d’attaques contre la personnalité humaine des camarades de PI afin de discréditer leurs positions. Ce faisant, leur préoccupation était à l’évidence d’arracher de la sorte une adhésion de l’ensemble de l’organisation à leurs thèses que les arguments politiques normaux n’obtenaient pas de manière suffisamment spontanée. Les dissidents de PI furent donc présentés, comme autrefois Martov, sous le jour d’individus mous, hésitants par complexion naturelle d’intellectuels, voire d’universitaires en peau d’étudiants soixante-huitards attardés et autres noms de baptême peu flatteurs pour des militants communistes. Des petits-bourgeois en un seul mot. Soit dit en passant, ce débord hors du strict cadre politique, les usagers des arguments ad hominem le justifiaient dans le CCI au nom de la tradition et de la passion révolutionnaires illustrées depuis Marx jusqu’à Rosa Luxemburg et au-delà. Concédons volontiers que ces antécédents existent mais nous ne voyons pas pourquoi il faudrait les tenir comme les plus glorieuses pages du mouvement communiste et des exemples à reproduire sans réflexion.


Le précédent de l’ " affaire Chénier "


Pour notre démarche actuelle, l’essentiel est de pointer qu’une pareille pratique n’a en effet pas attendu la querelle avec PI pour se manifester dans la vie du Courant. Elle pointait déjà dans l’ " affaire Chénier ", de 1981. Là encore, la place nous manque pour décrire le détail. En résumé, le problème politique de base gravitait autour de la question de l’intervention dans les luttes ouvrières (et secondairement de la stratégie bourgeoise nommée par le CCI " gauche dans l’opposition ").


Il s’agissait d’une réelle divergence mais ce que nous voulons dégager, c’est l’amalgame qui, en la circonstance, fut pratiquée entre ce fond politique et l’attitude d’un militant particulier, Chénier. Ce dernier avait, de son passé dans les organisations gauchistes (notamment Lutte ouvrière), sans doute gardé un art du manœuvrisme d’appareil de discutable aloi. Du moins la " direction " du CCI en présenta-t-elle une preuve, mais obtenue dans des conditions qui autorisent elles-mêmes la critique.


Nous aurons à revenir sur ce point plus loin et nous contentons pour l’instant de souligner que les organes centraux, escamotant la racine de la divergence, dirigèrent le débat en le focalisant de plus en plus sur la question individuelle dudit Chénier, de son tempérament, de ses manières, etc. Cela montre que, en 1981, la tendance à faire prédominer les questions personnelles sur les sujets politiques était déjà bien embrayée.


Etait-il convenable de remonter plus haut dans le temps ? Nous en avons examiné l’éventualité. On ne peut nier que, dans la polémique avec les membres de la tendance dite Bérard, au cours des années 1973-1974, il y eut aussi une utilisation d’arguments destinés à casser la force mentale personnelle des individus, notamment celle du " chef " de la tendance, Bérard, esprit très brillant dont on ne parvenait pas à invalider les thèses sans grand effort. C’est principalement pour cette fin que les divergents de l’époque furent affublés par le groupe Révolution internationale (RI), l’un des fondateurs du CCI, du sobriquet intentionnellement péjoratif d’ex-LO (Lutte ouvrière).



Le cas de la tendance " Bérard "


Sans pouvoir encore une fois narrer le menu du problème, exposons que Bérard (et ses proches), camarade qui avait auparavant appartenu au groupe d’Arlette Laguillier, soutenait l’opinion que les luttes économiques, du moins celles ayant pour but de revendiquer un mieux-être du capitalisme, avaient une nature ambivalente : à la fois positive, en tant que moyen de diminuer le poids de l’exploitation capitaliste, et négative, au chef de critique que de telles luttes ne prennent pas la direction de réclamer l’abolition du capitalisme mais de négocier son aménagement. Au départ de la discussion, cette vision ne contenait nullement l’idée de nier la nécessité des luttes économiques des prolétaires comme voie de progression de la conscience de classe ; c’est dans le déroulement du débat que, sous le poids du rouleau compresseur manié par les " majoritaires ", les " bérardistes " s’emmêlèrent un peu les méninges et allèrent sans doute au-delà de leur pensée véritable en versant, c’est indéniable, dans un certain révisionnisme moderniste du marxisme. Pourtant, cela ne suffisait pas à l’orthodoxie de RI, qui, il est vrai, évoluait à l’époque dans un bain de groupes nombreux colportant les conceptions anarchistes et dérivées, volontiers opposées aux luttes économiques.


Devant combattre – avec raison – cette influence extérieure néfaste, RI se servit donc de la polémique avec Bérard ex-LO, mais en outrant quelque peu le contenu réel de ses thèses, pour enfoncer le clou. Il utilisa surtout à cette fin l’argument plus ou moins implicite que ce militant (et ses amis) – qui avait sincèrement rompu avec Lutte ouvrière et le trotskisme – versait par nécessité du côté de ceux qui décrient les luttes revendicatives du fait même de l’effort violent qu’il devait accomplir pour prendre le contrepied de son ancienne culture gauchiste. On voit ainsi que cette manière de forcer, de fausser et de pervertir le débat que nous avons relevée dans les situations de dissidence de 1981 et 1985 a dans le Courant des racines très anciennes.


Fallait-il en tirer la conclusion que le CCI était vicié dès sa naissance ? Franchement, la question a été débattue entre nous. D’un côté, on a les textes statutaires de départ de cette organisation. A ce niveau, il est clair qu’on n’y trouve rien de nature à interdire les positions minoritaires et à légitimer l’emploi de pressions sur les personnes pour réduire les divergences. Au contraire. Mais, de l’autre côté, on ne peut cacher que cet esprit formellement inscrit dans les textes primitifs a de manière presque permanente subi des perversions dans la pratique. Nous venons d’en livrer plusieurs preuves et la modification (précédemment évoquée) des statuts, en 1985, peut s’interpréter comme une officialisation de la corruption des principes. Quoi qu’il en soit de la présence ou non de tares originelles, nous nous trouvons tous dans le cercle d’accord pour distinguer deux époques d’existence du Courant : les années 1970 et les suivantes. Dans la décennie de l’après-mai 1968, les dérapages organisationnels, tel celui signalé à propos de la tendance Bérard, ont pu dans une mesure suffisante être rattrapés ou au moins restreints grâce au contexte du bouillonnement de la lutte ouvrière et du foisonnement des groupes révolutionnaires. L’euphorie ambiante réparait les scories.



Des " années de vérité " inattendues


Avec les années 1980, changement de décor : les luttes du prolétariat piétinent et s’amenuisent (malgré l’extrême combativité de certaines) ; les groupes communistes tombent dans l’isolement ou disparaissent et, même, de très anciennes formations, tel le PCI-Le Prolétaire, implosent. Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, une telle situation défavorable pèse lourdement sur les organisations communistes subsistantes et leur vie interne. Le Courant, qui n’a cessé de perdre des militants depuis 1980 (les nouveaux arrivants ou nouvelles sections ne compensant jamais les départs), n’a évidemment pas échappé à l’impitoyable règle.


Un camarade a parmi nous développé sur ce sujet la réflexion suivante. Lorsque, présente-t-il, le Courant s’est formé (et RI avant lui), sa conception de la vie organisationnelle se fondait sur une forme de synthèse-dépassement du léninisme et du conseillisme. Les très jeunes militants qu’étaient alors les membres du groupe – venant pour beaucoup d’entre eux de l’anarchisme – ne possédaient pas d’expérience en matière d’organisation mais, des contradictions du spontanéisme soixante-huitard, ils avaient au moins tiré la leçon que le regroupement des communistes ne devait ni obéir à la stérilité antiparti des anarchistes (voire des conseillistes) ni reproduire le modèle ultrapartidaire de Lénine.


Toujours selon le camarade, une sorte de point d’équilibre s’établissait, dans le CCI des belles années, autour de la vision organisationnelle du KAPD et de Rosa Luxemburg – qu’il ne faut pas amalgamer au conseillisme – sans négliger certains apports de la Gauche italienne. L’isolement du CCI, tout au long des années 1980, a présidé à la rupture de cette dialectique et la survie du Courant s’est de plus en plus réalisée, dès lors, au prix d’un glissement vers la conception léninienne, qui, souligne le camarade, hypertrophie le centralisme et les questions de discipline. Ces toutes dernières affirmations reçoivent le complet assentiment du reste du cercle, par ailleurs unanime pour dire que, en faisant le relevé de toutes les crises-scissions que le CCI a rencontrées à partir de 1980 et jusqu’à celle de 1993-1996, le constat s’impose d’une dégradation allant en empirant du climat des discussions de divergence et de la perte progressive de la fraternité relationnelle. Dans ce sens, l’affaire Chénier marque bien un début de grave altération, non seulement pour les raisons exposées plus haut, mais encore, et bien plus, selon l’avis de plusieurs camarades, au point de vue dont nous allons parler.


A un certain degré de pourrissement de la querelle Chénier, des membres des organes centraux du CCI organisèrent de leur propre initiative un raid pour récupérer chez Chénier, et quelques autres militants divergents – qu’il convient de ne pas confondre avec lui –, des sommes d’argent et des machines qu’on prétendit " volées ".


D’un point de vue de déontologie militante, il y a, aujourd’hui encore, à dire sur ce problème de biens organisationnels non restitués spontanément par les démissionnaires mais l’interprétation officielle qui en a été faite a principalement servi à légitimer des méthodes d’intervention d’une brutalité que l’on sait en général la marque des sbires et autres hommes de main payés par la bourgeoisie1. En décrétant que les personnes visées par le raid – en général des camarades la veille encore salués comme de valeureux et estimés compagnons de lutte – n’étaient plus que des crapules bourgeoises et des ressortissants de la pègre, tout devenait permis, toutes les formes de violence, de chantage et d’intimidation.


Faut-il faire de grands dessins pour montrer comment de tels faits ont mentalement préparé les militants demeurés dans le Courant à accepter comme naturelles les calomnies et toutes les autres marques de mortification dont l’usage contre les dissidents fut institutionnalisé au milieu des années 1980 et systématisé dans le " débat " de 1993-1996 ? Il est au moins clair, quoi que les statuts proclament, que l’on ne peut prétendre d’un côté encourager le débat organisationnel large et unitaire tout en installant de l’autre un climat de suspicion et de défiance entre les membres de l’organisation.


Un ultime point reste à marquer dans ce chapitre. Tout en essayant de ne pas tomber à notre tour dans les querelles subjectivistes et personnelles, il est en effet impossible de ne pas noter la part importante qui, dans l’involution organisationnelle du CCI, incombe à un camarade placé en situation exceptionnelle.


Il s’agit bien sûr de Marc C. Ce militant, bien plus âgé et expérimenté que les autres, d’une valeur politique reconnue par tous, a énormément compté dans la vie du Courant à tous ses niveaux, organisatif ou autres. Le CCI, qui n’aurait peut-être pas existé sans lui, ou d’une manière sans doute différente, lui doit beaucoup de son armement théorique.


Mais, soit que le camarade, par préoccupation " pédagogique ", ait évité de dévoiler d’emblée tout le fond de sa pensée sur la question organisationnelle, soit qu’il ait lui-même évolué sur le sujet, Marc C., de par son influence morale et politique sans égale, a déterminé dans une incontestable proportion l’infléchissement vers la conception ultrapartidaire du Courant (lire l’encadré en haut de page).



L’esprit de "forteresse assiégée"


Si la conjonction de l’ensemble des facteurs que nous avons passés en revue au long de ce texte suffit à expliquer, à notre sens, pourquoi le CCI est entré en dégénérescence, d’autres informations demeurent malgré tout nécessaires afin de faire comprendre comment la voie sectaire que le Courant suit depuis 1985, en gros, ne se ramène pas à une simple fossilisation mais encore à sa mue en un corps paranoïaque. A cela qu’un camarade démissionnaire a appelé une forteresse assiégée.


En même temps qu’il paracheva le travail de liquidation de l’esprit organisationnel primitif, le prétendu débat de 1993-1996 fut en effet l’expression exacerbée du sentiment de persécution qui avait envahi le CCI depuis quelques années déjà. Agents infiltrés de la bourgeoisie, francs-maçons, anarchistes et autres espions gauchistes..., le Courant voit aujourd’hui des complots partout tramés contre lui.


Parmi les multiples conjurations censées vouloir sa perte, il a réservé un sort spécial à une catégorie pour laquelle il a forgé le concept de " parasites ". Nous avons déjà dit ailleurs, dans notre publication, que ce vocable est spécialement appliqué aux anciens militants du CCI ayant rompu avec lui ou qui se sont vus dans la nécessité pratique de le quitter. Il est fait pour contester à ces camarades tout droit de critiquer de l’extérieur les positions du Courant et pour leur refuser plus largement tout titre de révolutionnaire. Par cet anathème, on les décrète tout aussi nuisibles hors du CCI qu’on les avait tenus pour dangereux, au temps où ils en étaient encore membres, lorsqu’ils poursuivaient la défense de leur divergence après que l’autorité centrale eut statué sur sa nullité.


Vu le maigre impact politique de ce groupe, le caractère proprement inoffensif que revêt, à cette heure plus que jamais, son activité contre l’Etat bourgeois, une pareille paranoïa pourrait ne porter qu’à sourire de dérision et inciter à en demeurer là sans autre commentaire. Il est cependant impossible de ne pas indiquer le lien de la paranoïa du CCI avec sa mégalomanie. Or le Courant s’est forgé depuis longtemps une idée démesurée de son importance et de son rôle historiques. Une citation de cette organisation que nous reproduisons ici en encadré (voir page 26) indique déjà l’amorce de la tendance au sein des années 1970. Elle s’est considérablement développée dans la décennie suivante. Croyant alors venu le moment des affrontements décisifs, constatant, à partir de son obnubilation, le manque de réaction des autres groupes révolutionnaires, le CCI s’est vu porter seul le poids de l’histoire. De lui dépendait uniquement, délirait-il, l’accouchement de la révolution, ainsi qu’il en fut pour les bolcheviks en 1917 selon son imaginaire.



" L’avant-garde ne doit pas dire qu’elle se trompe. "


Veut-on une illustration parmi d’autres de la dérive ? Vers 1985, des recommandations pressantes furent exprimées aux responsables de rédaction pour que la presse du CCI ne fasse pas de publicité à certaines erreurs ponctuelles d’intervention dans les luttes ouvrières commises par l’organisation2, avec l’argument que ce serait, sinon, déboussoler le prolétariat et entretenir chez lui le doute sur la perspicacité de son avant-garde politique.


Comment taxer autrement que de léniniste, soit dit entre parenthèses, une telle tournure d’esprit qui revient à imposer l’idée que la prétendue avant-garde ne saurait, par essence, jamais se tromper ?... La chute du mur de Berlin, l’éclatement de l’empire " soviétique " et les campagnes bourgeoises de dénigrement de l’idée communiste qui ont suivi ont renforcé dans le CCI dégénérant le sentiment, presque tragique, de son irremplaçabilité : il était désormais l’ultime refuge de l’idéal communiste vilipendé par tout le monde... Le Courant, aujourd’hui, ignore évidemment qu’il contribue lui aussi à le ridiculiser et à le faire prendre en dégoût.



Conclusions générales


Ce texte, qui avait pour but de montrer les ressorts de la dégénérescence du CCI, ne constitue pas son bilan. Dans les années 1970, c’est-à-dire avant qu’il ne commence à déraper, le Courant a constitué un foyer dont l’apport ne fut pas négligeable pour la cause révolutionnaire. Il a représenté un pont, un passage de témoin, entre les groupes des gauches communistes d’avant 1950 et les jeunes générations révolutionnaires. A cet égard, il a republié – pas très souvent d’ailleurs – des textes introuvables des revues Bilan et Internationalisme. Il a fourni une contribution théorique valable (bien qu’incomplète) sur le rapport conflictuel de l’Etat et des conseils ouvriers dans la période de transition vers le communisme après la prise de pouvoir par le prolétariat. Il a concouru à l’établissement de liens internationaux entre groupes révolutionnaires. Son mérite principal restera d’avoir participé à la réaffirmation des positions de classe dénaturées par le stalinisme et le gauchisme. Ne serait-ce que pour ces raisons, on ne peut que regretter l’involution postérieure du CCI. On ne peut que déplorer le gâchis, chez lui, de potentialités réelles.

Notes.

1. Un autre aspect de l'opération a renforcé son caractère militaro-policier. Il s'agissait aussi de perquisitionner les affaires personnelles des camarades de la tendance pour trouver des papiers établissant le "complot" de Chénier. Les "forces spéciales" du CCI n'en trouvèrent qu'un qui pût à la limite servir de preuve, celle même évoquée plus haut dans notre texte. L'ensemble de l'organisation ne fut avisée qu'après coup de l'expédition.

2. Luttes qui, de toute façon, n'avaient pas la force et le dynamisme que le Courant prétendait y voir.