Quelques commentaires sur la décadence du capitalisme

 

Ce texte a été écrit à l'occasion d'une rencontre commune entre le cercle, P.I. et d'autres militants révolutionnaires. Il avait pour objectif de répondre à quelques interrogations relatives au concept de décadence élaboré par la Gauche communiste des années 30 et 40, pour en valider la théorie, la critiquer ou en noter les insuffisances.

En partant de l’idée que la transformation radicale de la société n’est pas seulement conditionnée par la volonté révolutionnaire, comme peut le défendre la mouvance anarchiste, qui s’imagine pouvoir faire abstraction des conditions objectives, nous avons nécessairement été amenés à examiner les forces actives de la société qui déterminaient le devenir humain.

L’examen du développement concret de l’économie permet de comprendre le cours réel des choses. " Supposez un niveau déterminé du développement des forces productives des hommes et vous aurez une forme déterminée des relations humaines et de la consommation. Supposez un niveau de développement déterminé de la production, des relations humaines, de la consommation, et vous aurez une forme déterminée de régime social, une organisation déterminée de la famille, des ordres ou des classes, en un mot une société civile déterminée. Supposez une société civile déterminée et vous aurez des conditions politiques déterminées qui sont à leur tour l’expression officielle de la société civile. " (Extrait d’une lettre de Marx à Paul Annenkov, 1846).

L’aspect essentiel qui engendre, agit et détermine le cours réel des choses est d’après Marx et les marxistes le processus économique. Aussi, il est nécessaire de s’interroger sur ce postulat et de voir s’il est applicable au système capitaliste.

Ce texte ne se propose pas de fournir l’amorce d’une nouvelle analyse, ni même présenter une cri-tique élaborée des analyses publiées jusqu’à aujourd'hui, il n’est qu'une ébauche de réflexion disparate sur quelques facteurs déterminants de la décadence du capitalisme.

 

Bref coup d’œil sur les sociétés précapitalistes

Dans sa théorie sur la lutte des classes, Marx analyse l’histoire des sociétés comme l’histoire de la lutte de classe. Il commence par subordonner cette dernière à la dynamique économique : "toutes les collisions de l’histoire ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et la forme des relations sociales" (L’Idéologie allemande).

Cette idée sera précisée dans la célèbre "Préface" à la Critique de l’économie politique où son postulat sera beaucoup plus saisissant. "Jamais une société n’expire avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production supérieurs ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. "

Un rapide survol même superficiel de l’histoire des sociétés passées témoigne effectivement du passage d’une forme de développement des forces productives à leur stagnation et à leur déclin.

Ainsi les historiens bourgeois ont pu écrire en se référant au mode de production féodal : " Les contemporains de Saint-Louis, et dans certaines régions ceux de Philippe le Bel voient en effet la mise en valeur des terres poussée à son maximum. Les défrichements les plus audacieux sont tentés, parce qu’il faut nourrir toujours plus de têtes, parce que, faute de savoir augmenter les rendements, on augmente l’espace cultivé. Landes et friches permanentes semblent devoir disparaître. Les bois ont reculé. On s’attaque aux marais : les Fens des côtes anglaises, les marais poitevins sont drainés, assainis, exploités, à la limite des possibilités techniques. " (J. Favier, De Marco Polo à Christophe Colomb). Ce passage illustre clairement le dynamisme des forces productives dans une période qui touche à la fin de l’apogée du système féodal.

Tout comme H. Pirenne dans Histoire économique et sociale du Moyen Age décrit la période de sa stagnation. " On peut considérer le commencement du XIV° siècle comme la fin de la période d’expansion de l’économie médiévale. Jusqu’alors, les progrès ont été continus dans tous les domaines (…). Or, de tout cela, on constate pendant les premières années du XIV° siècle, non sans doute la décadence, mais l’arrêt. Si l’on ne recule pas, on cesse d’avancer. L’Europe vit pour ainsi dire sur les positions acquises ; le front économique se stabilise (…). De cette interruption de la poussée économique on trouve tout d’abord la preuve dans le fait que le commerce extérieur cesse d’élargir l’aire de son extension. (…) En Flandres et en Bravante, l’industrie drapière conserve encore sans l’augmenter sa prospérité traditionnelle jusque vers le milieu du siècle, puis elle s’affaisse rapidement. En Italie, la plupart des grandes banques qui ont si longtemps dominé le commerce de l’argent sombrent dans des faillites retentissantes (…). C’est aussi le moment où la population cesse de croître et cela constitue le symptôme le plus significatif de l’état d’une société stabilisée et d’une évolution qui est arrivée à son point maximum. " Plus loin, il ajoute " il apparaît clairement qu’il (le monde occidental) entre dans une période où l’on conserve plus qu’on ne crée et où le mécontentement social semble attester tout à la fois le désir et l’impuissance d’améliorer une situation qui ne correspond plus entièrement aux besoins des hommes. "

On voit bien à travers l’exemple de la société médiévale le mouvement d’ascension, de marasme puis de déclin qui se retrouve également dans les sociétés esclavagistes, notamment en Europe occidentale.

L’originalité de Marx consistera à entrevoir dans les modes de production antérieurs, composés de nombreuses classes sociales, la classe porteuse des nouveaux rapports de production. On peut le constater dans Le Manifeste Communiste quand il écrit : " Les citoyens hors barrière des premières villes sont issus des serfs du moyen âge ; c’est parmi eux que se sont formés les premiers éléments de la bourgeoisie. (…) La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. " Aussi quand il affirme, après l’apparition des sociétés divisées en classe, que l’histoire est l’histoire de la lutte des classes, il faut savoir reconnaître qu’il a raison.

Il ne s’agit pas d’en conclure mécaniquement que les classes exploitées des modes de production antérieurs étaient les classes révolutionnaires, mais de comprendre que, quand un mode de production stagne, les moyens essentiels de l’ancienne classe privilégiée, pour accroître la productivité, en l’absence de nouveaux moyens techniques et en présence de limites géographiques incontournables, consiste, pour surmonter ces insuffisances objectives, à intensifier jusqu’à l’extrême l’exploitation de la force de travail.

Cette situation, déjà très étriquée pour les besoins des hommes, où oppresseurs et opprimés sont en constante opposition, et qui engendre inévitablement un développement de la misère, des famines et des épidémies, se concrétise dans des émeutes, des révoltes et des massacres ; alors que parallèlement, au sein des classes dominantes, les rivalités se font plus âpres, les guerres de conquêtes se multiplient jusqu’à ce que la classe exploiteuse porteuse des nouveaux rapports de production s’affirme chaque jour d’avantage pour déblayer le passage à un mode de production supérieur.

En un mot, une minorité de la société a l’apanage de l’évolution humaine tandis que la majorité est momentanément, jusqu’à la production de nouvelles forces productives, contrainte de lutter sans cesse pour la satisfaction de ses besoins les plus élémentaires.

Le trait est grossi bien sûr. Cette évolution doit se voir en termes de tendance générale et ne pas être prise à la lettre. Il est évident que dans les sociétés antiques le mode de production observable n’est ni unique ni monolithique. Même si l’esclavagisme est prépondérant, il peut côtoyer la petite production indépendante. Tout comme il est évident qu’un nombre important de sociétés précapitalistes n’ont pas connu de germes de régénération venant secouer les vieilles structures et se sont fossilisées comme en témoigne, par exemple, la non-évolution sur des millénaires des communautés villageoises, fondement le plus solide du despotisme oriental.

Mais dans l’ensemble, les différentes sociétés passées témoignent du profond déchirement du tissu social à un moment donné de leur développement. Et pour la majorité d’entre elles, la collision entre les forces productives et les rapports de production ne prend pas automatiquement la forme d’un effondrement brutal ou d’une révolution.

Au contraire, dans le processus de féodalisation, par exemple, l’appareil militaire, comme dit Marx, ne se transforme en véritable féodalité que sous l’influence des forces productives trouvées dans le pays conquis. Ici ce qui est déterminant, c’est que le mode de production féodal découle du mode de la conquête.

Sans tomber dans le marxisme orthodoxe et vulgaire, où le déterminisme chosifiant des mécanismes économiques est roi, on peut remarquer de manière générale que le postulat économique de Marx se vérifie dans l’histoire et de ce fait peut se transformer en " loi " historique avec ses contre tendances et ses exceptions.

 

Quelques regards sur la société capitaliste

Qu’en est-il pour le mode de production capitaliste ? Est-ce que la " loi " de Marx peut s’appliquer à un mode de production qui a comme limites son expansion à la planète ?

Toujours dans la fameuse Préface, Marx ajoute : " A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. "

Les forces productives

Est-ce que le développement des forces productives capitalistes jusqu’à aujourd’hui a été obstrué à un moment quelconque de leur existence par les rapports de production ? Force est de constater que toute la vie économique du capital, y compris dans sa phase ascensionnelle, est marquée par une série de crises cycliques dans lesquelles, régulièrement, une partie des forces productives est livrée à la destruction. Le télescopage entre forces productives et rapports de production fait partie intégrante du système économique capitaliste. Et plus il se développe à l’échelle mondiale plus les crises ont tendance, sauf exception, à gagner en vigueur et en fréquence. Mais à partir de quel moment peut-on considérer que la profondeur de la crise traduit un arrêt ou un ralentissement définitifs du développement des forces productives ?

Si l’on prend la situation économique des principaux pays belligérants à la veille de la première guerre mondiale, on constatera une légère situation de crise en 1913, mais elle ne prend pas une ampleur qualitativement différente de celles de 1890, 1900 et 1907. Elle ne revêt pas la forme d’une crise catastrophique dans laquelle se dessineraient les signes d’un blocage notoire du développement des forces productives.

De plus, si l’on ajoute le prodigieux développement des forces productives effectué depuis la première guerre mondiale, on est loin d’une situation caractérisée par un ralentissement du développement des forces productives.

Mais attention, diront certains, il ne faut pas attendre l’arrêt définitif du développement des forces productives pour dire que le système capitaliste est entré dans sa phase de déclin. Dans sa décadence le capitalisme continue à connaître une croissance des forces productives. Le ralentissement de la croissance n’empêche pas la croissance de se poursuivre. Et ce qui compte ce n’est pas la croissance absolue mais le taux de croissance. Imaginons aussi, la croissance théorique du capital en l’absence de destructions massives des forces productives telles que les crises, guerres et dépenses étatiques, la production serait aujourd’hui sans aucune commune mesure avec celle existant.

Tout d’abord, comparons non pas la croissance mais les taux de croissance annuelle de la production industrielle comme nous y sommes invités :

1800-1830

0,8

1913-1928

2,5

1830-1860

0,7

1928-1938

2,2

1860-1880

1,8

1938-1953

4,1

1880-1900

2,6

1953-1963

5,3

1900-1913

4,3

1963-1973

6,2

1973-1980

2,4

 

On constate, grosso modo, que le taux moyen de croissance se situe autour de 2,04 % au XIXe siècle et s’élève à 3,78 % au XXe siècle. Bien sûr si l’on prenait d’autres années de référence, le taux de croissance varierait sensiblement mais la tendance générale serait validée. La distinction faite entre la croissance et le taux de croissance ne se justifie pas. Au contraire. Comparé à celui du XIXe, le taux de croissance du XXe siècle est nettement supérieur. Il ne s’agit pas de nier les moments de ralentissement du taux de croissance au XXe siècle mais l’important est de savoir s’ils étaient qualitativement différents de ceux enregistrés en période dite d’ascendance du capital.

En second lieu, il serait intéressant de calculer le taux de croissance virtuel de la production au XIXe siècle en enlevant de la production totale le coût des crises, des guerres, de l’armement et des faux-frais étatiques. Là aussi, on noterait certainement un décalage relativement significatif.

En tout état de cause, l’immense développement des forces productives effectué depuis 1913, l’augmentation régulière de la croissance et du taux de croissance au cours du XXe siècle viennent infirmer le fait que le capitalisme soit entré dans son cycle décadent en 1914.

Ces éléments sont relativement cruciaux, ils permettent de mesurer le mouvement des mécanismes économiques. Si on les trouve insuffisants ou même non valables pour expliquer la phase descendante du capital, il serait alors nécessaire de reconsidérer les causes qui poussent le capitalisme dans son stade ultime de sénilité.

Le développement de la population

Par ailleurs, si l’on considère les autres signes précurseurs du passage d’une société dans sa phase de déclin, on verra qu’ils n’existent pas dans le capitalisme depuis 1914. Le développement de l’espèce humaine n’a cessé de croître.

Entre 1800 et 1914, le nombre des hommes passe de 874 millions à près d’1,7 milliard. En un siècle, la terre double presque sa population. Elle représente 6 milliards d’êtres humains aujourd’hui. La tendance générale reste à une augmentation colossale et non pas à une stagnation.

Il faut ajouter la croissance spectaculaire de l’espérance de vie à la naissance des hommes :

1700

1900

1990

Monde

29

31

62

Europe

30

45

72

 

Ces chiffres peuvent être trompeurs car ils ignorent les inégalités sociales, mais leur pertinence est à la mesure de leur amplitude. Ainsi, l’espérance de vie ne progresse que de deux ans en deux siècles dans le monde alors qu’elle se multiplie par deux dans le seul XXe siècle. La disproportion est gigantesque. Là encore pas l’ombre d’une régression ne vient nuancer le constat du développement du capitalisme.

Aussi significatives que soient ces données, il est évident qu’elles doivent être relativisées en fonction de la réalité même du capital. Compte tenu des spectaculaires progrès de la médecine tout au long de la vie du capital, on ne peut pas juxtaposer mécaniquement la décroissance de la population qui annonce les phases de sénilité des systèmes de production antérieurs à la croissance régulière de la population enregistrée sous le capitalisme.

Le fait que nous ne puissions pas comparer ce qui est devenu incomparable, compte tenu du fossé entre la capacité de développement du mode de production capitaliste et celle des modes de production antérieurs, nous conduit au plus, à minimiser ou rendre inopérant le facteur " décroissance de la population " comme indice de phase de déclin d’un système.

L’évolution des moyens techniques

Parmi les autres facteurs, l’évolution des moyens techniques est également révélatrice du stade de développement d’une société. Leurs limites marquent les limites de l’essor de la société. Nul besoin de chiffres pour reconnaître que l’électronique et l’informatique ont révolutionné les moyens de production. Ce bond industriel fait même dire aujourd’hui à certains économistes bourgeois que nous sommes entrés dans une troisième révolution industrielle, comme l’ont fait avant eux leurs confrères au sujet de la première et deuxième révolution industrielle.

L’extension de ces technologies à toute la sphère de production a provoqué un essor prodigieux de la productivité qui ne peut être démenti. Ceux qui pensent que la décadence capitaliste s’ouvre en 1914, pourront objecter que le développement technologique, besoin inhérent aux lois capitalistes, n’est pas le produit de nouvelles découvertes scientifiques mais est dû à l’application de connaissances qui existaient déjà à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

D’abord il faut remarquer que ce n’est pas exact de dire que depuis 1914, la société capitaliste n’a pas connu de bouleversement scientifique. Même si elle était contenue en germe dans les travaux d’Einstein publiés en 1905, il faut rappeler que sa théorie sur la relativité a été élaborée au cours des dix années suivantes et les fondements publiés en 1916. Sans représenter la mutation dans l’histoire des sciences que fut la théorie de la relativité d’Einstein, on doit aux Joliot-Curie (Irène et Frédéric), en 1934, la découverte fondamentale de la radioactivité artificielle. Il y aurait bien d’autres innovations à citer, sans doute mineures en regard de celles d’Einstein ou de Newton (mais l’humanité n’en produit qu’un tous les deux siècles), pour constater que ce n’est qu’une vue de l’esprit d’oser affirmer que le XXe siècle n’a pas produit d’innovations scientifiques cruciales.

Même si l’on admet cette hypothèse absurde que le progrès scientifique du XXe siècle ne contient aucune découverte et n’est que la concrétisation d’innovations passées, on ne règle pas pour autant le problème. Il reste incontestable que les nouvelles technologies appliquées à tous les domaines optimisent les conditions objectives à la réalisation du communisme.

Ces mêmes " décadentistes " pourront objecter également que technologie et capital sont organiquement liés. Pour eux, la survie du capital, quelle que soit la période où il se situe dans le cycle, est étroitement dépendante de la capacité de son développement technologique. Technologie et capital sont aussi inséparables l’un de l’autre que capital et salariat. C’est vrai comme le souligne Marx dans Le Capital, livre II, que " … seule la production marchande capitaliste devient un mode d’exploitation qui fait époque : dans son progrès historique, à travers l’organisation du processus du travail et le développement vertigineux de la technique, le capitalisme bouleverse toute la structure économique de la société et surplombe de très haut l’ensemble des époques antérieures. "

Reconnaître le bouleversement dans la structure économique que représente, entre autre, le développement de la technique dans le capital n’implique pas que cette dernière soit inhérente au seul mode de production capitaliste, comme le laisse clairement entendre Marx.

Est-ce qu’il n’a pas démontré que l’évolution de l’espèce humaine suivie jusqu’à nos jours repose sur la " loi du progrès " ? Le progrès économique, le développement de la productivité du travail sont le fondement de tout le progrès de la civilisation. Ne pouvons-nous pas associer la théorie de la conception matérialiste de l’histoire de Marx à l’étude du progrès dans les phénomènes sociaux ? Si le développement des forces productives met chaque fois une classe particulière au pouvoir, la loi du progrès implique aussi la fin inéluctable de la classe dominante qui chaque fois précipite sa ruine en accumulant plus de forces productives que le système ne peut en contenir. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui la déraison dans le progrès humain semble l’emporter sur la raison qu’on doit penser définitivement qu’il ne peut plus y avoir de ralentissement du développement technologique.

On ne peut pas tourner la difficulté en disant : puisque le capitalisme ne peut jamais se passer de technologie, quelle que soit la phase dans laquelle il se trouve, alors le développement ou le ralentissement du développement de la technique n’est plus un indice opérant pour déterminer si le capitalisme est en phase de déclin ou pas. Dans ces conditions la première tâche consisterait à expliquer en quoi l’hypothèse de Marx sur la " loi du progrès " était incorrecte, hypothèse d’autant plus importante, que de celle-ci, découle l’idée qu’à un certain moment l’ordre existant devient incompatible avec la poursuite de la croissance économique. En attendant, soyons un minimum réalistes en constatant que les immenses progrès technologiques enregistrés au cours de ce siècle favorisent les conditions générales pour l’éclosion d’une nouvelle société.

La mission historique du capital

En restant toujours dans la sphère économique, on peut examiner sous l’angle des limites historiques du système qui s’imposent à la société, la contradiction vivante entre forces productives et rapports de production.

Dans une lettre à Engels du 8 octobre 1858, Marx donne un aperçu des limites objectives de la mission historique du capital : " La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial. Comme le monde est rond cette mission semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l’Australie et l’ouverture du Japon et de la Chine. Pour nous la question difficile est celle-ci : sur le continent [européen], la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain beaucoup plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore dans sa phase ascendante ? " D’abord, on peut noter à travers ces quelques lignes, que le concept de décadence du monde capitaliste fait partie intégrante de la pensée de Marx, il utilise la notion d’ascendance, et par conséquent celle de décadence, pour décrire le mouvement de la société bourgeoise. Ensuite, il considère que la mission historique du capitalisme à cette époque est loin d’être achevée puisque la bourgeoisie est encore dans sa phase progressive dans une vaste zone géographique du monde. Enfin, il limite la mission historique du capitalisme à la réunion de deux conditions distinctes mais étroitement liées entre elles et qui se conditionnent : la création du marché mondial et la généralisation de la production capitaliste à la planète. Est-ce qu’à la veille de 1914 ces conditions étaient réunies ? Est-ce que la mission historique du capitalisme était achevée ? Dans le courant marxiste de l’époque les avis étaient contrastés.

Pannekoek, par exemple, considérait que le capitalisme avait conquis la terre entière ; qu’à la fin du XIXe siècle, début XXe, il avait connu une conquête supérieure, des continents entiers avaient été assimilés par le capitalisme, et étaient devenus eux-mêmes capitalistes. Pour lui, les deux conditions semblent clairement réunies. L’avis de Rosa sera moins tranché. Si elle affirme nettement que les pays les plus primitifs dépendent de l’économie capitaliste, du marché et du commerce mondial, elle note néanmoins dans l’Introduction à l’économie politique (1913) que : " Le développement capitaliste en soi a devant lui un long chemin, car la production capitaliste en tant que telle ne représente qu’une infime fraction de la production mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d’Europe, il y a encore, à côté des grandes entreprises industrielles, beaucoup de petites entreprises artisanales arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n’est pas capitaliste. (…) Dans les autres continents, à l’exception de l’Amérique du Nord, les entreprises capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d’immenses régions ne sont pas passées à la production marchande simple. (…) Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s’il devait refouler partout les formes arriérées de production. L’évolution va dans ce sens. " Pour elle, s’il ne fait aucun doute que le capitalisme a envahi toute la surface du globe, elle nuance toutefois son propos en observant que le développement capitaliste a encore de beaux jours devant lui car la production capitaliste en tant que telle ne représente qu’une insignifiante fraction de la production mondiale.

Si pour Pannekoek l’immense majorité des pays connaît une production capitaliste, pour Rosa, elle n’est présente encore que dans une minuscule partie du monde. Dans le premier cas les conditions objectives sont réunies, dans le deuxième cas elles ne sont que partiellement réunies. Si avec eux nous pouvons penser avec quelque certitude que la conquête du marché mondial était formellement achevée en 1914, la réalité postérieure à leur époque nous oblige à reconnaître que la réalisation de la deuxième condition, à savoir une production capitaliste généralisée à la planète entière, n’était pas totalement satisfaite.

Si l’on reste sur le plan strictement économique on est contraint de considérer que les conditions objectives n’étaient que partiellement réunies à la fin du XIXe siècle, le capitalisme n’était pas dans sa phase de décrépitude. Beaucoup d’indicateurs économiques témoignaient  des  potentialités  de  développement contenues dans le capitalisme après 1914 comme la réalité l’a magistralement illustré.

En isolant le processus économique de l’ensemble des autres mécanismes sociaux on se confronte à un problème particulièrement épineux. Le mode de production capitaliste présente plusieurs particularités.

A l’inverse des modes de production pré-capitalistes, il a soumis l’ensemble de la société à l’économie. Alors que dans les sociétés antiques et féodales, l’économie ne constituait pas une entité autonome qui pénètre toute la vie sociale, mais était subordonnée à la " communauté " qui apparaît comme base et comme fin dernière de la production et de la reproduction, dans le capitalisme l’économie envahit toutes les sphères de la société.

Dans toutes les économies antérieures la consommation humaine était le but, dans le capitalisme le but proprement dit est l’accumulation, et la consommation ne reste qu’un moyen au service de ce but. La croissance du capital apparaît comme le début et la fin, la fin en soi et le sens de la production.

Ces particularités rendent plus malaisé la mise en évidence du cycle ascendant et décadent de son système d’autant que ses crises de jeunesse ou de sénilité sont de même nature. Le capitalisme est né dans la boue et le sang, cela rend plus ardu pour la classe porteuse de la nouvelle société de percevoir l’absurdité de tels rapports de production, de mesurer avec conscience le seuil de l’insupportable.