En lien avec la décadence

Quelques réflexions sur la Révolution russe et la vague internationale de luttes qui l’a suivie

 

A un moment de la discussion sur la décadence, il ressortait, pour certains d’entre nous, que la Ie Guerre mondiale, même si elle marquait une étape particulière de la vie du capital, ne sanctionnait pas son entrée dans sa phase ultime de dégénérescence et pour certains autres, elle représentait le tout début de la décadence. Remettre en cause le cadre théorique de la décadence hérité du CCI impliquait inévitablement de s’interroger sur la nature de la révolution russe. En effet, pour ce dernier, une des raisons fondamentales qui conditionnent le caractère prolétarien de la révolution russe est le contexte historique global. Il analyse que le capitalisme, ayant achevé sa tâche progressive de développement des forces productives à l’échelle mondiale, est entré dans sa période de déclin historique et a ainsi clos l’ère des révolutions bourgeoises.

Les deux visions sur la question de la décadence développées dans le cercle, bien que divergentes, se rejoignent sur le fait que la maturité des conditions historiques n’était pas suffisante pour permettre le triomphe de la Révolution russe et de la vague révolutionnaire qui l’a suivie.

Pour certains, parce que les conséquences de la décadence, qui n’en était qu’à ses débuts, ne pouvaient en dehors de la guerre mondiale, s’exercer toutes, dans leur totale ampleur et de manière simultanée contre la classe ouvrière, de sorte que celle-ci puisse prendre d’emblée et pleinement conscience du cours désormais néfaste du système.

Pour d’autres, parce qu’une société qui n’a pas atteint la fin de son développement naturel ne peut pas engendrer une nouvelle société, la révolution prolétarienne ne pouvant être le résultat que d’un capitalisme développé au plus haut point. Pour ces derniers, l’absence de maturité des conditions objectives se reflète non seulement sur le plan infrastructurel mais également dans les limites imposées à la conscience de la classe révolutionnaire tant que manquent les moyens matériels de porter le conflit jusqu’au bout.

Dans l’ensemble, pour les révolutionnaires de l’époque, la guerre impérialiste, analysée comme produit de l’aggravation de toutes les contradictions du capital, signifiait l’entrée du système capitaliste dans son dernier stade et mettait à l’ordre du jour dans tous les pays avancés, y compris en Russie, la révolution socialiste. Malheureusement la réalité a radicalement infirmé leur profonde conviction. Malgré qu’ils soient souvent de bons connaisseurs de la théorie marxiste, leur erreur reste une erreur d’appréciation historique parfaitement compréhensible vu le déchaînement d’horreur et de barbarie que représentait la Ie Guerre mondiale.

Si nous revenons sur cette expérience révolutionnaire plus de quatre vingt ans après, ce n’est pas pour s’élever en juge de l’histoire ou pour la refaire a posteriori, mais pour voir avec les yeux du présent, à travers quelques éléments partiels, en quoi l’absence de maturité des principales conditions objectives a été également déterminante au niveau subjectif dans l’échec de la vague révolutionnaire.

Le prolétariat face à la Première Guerre mondiale

Les vingt années qui précèdent la Première Guerre mondiale connaissent une croissance économique quasi ininterrompue, en dehors des deux petites crises cycliques de 1902 et 1908. L’industrialisation se développe à outrance grâce au progrès technologique époustouflant. Elle ouvre à un optimisme qui suscite l’espoir d’un avenir social, espoir dans une vie nouvelle fondée sur le succès des réformes. L’océan de détresse dans laquelle se trouve une majorité des masses ouvrières au début du XIXe siècle, qui n’a pas le minimum nécessaire pour vivre, va peu à peu se réduire grâce à l’effet conjugué des luttes ouvrières qui touchent tous les pays d’Europe et de la capacité du capital à satisfaire les revendications pour une meilleure rentabilisation de son appareil productif. On peut noter la limitation du temps de travail pour les enfants, les adolescents et les femmes, l’imposition de certaines mesures de salubrité et de sécurité dans les ateliers, les augmentations substantielles de salaire, la création de caisses d’assurance maladie, l’institution de caisses de retraite. Autant dire que le lest que lâche la bourgeoisie est sans commune mesure avec l’intérêt qu’elle y trouve, puisque l’essentiel de l’organisation économique et sociale en est ainsi sauvé et renforcé.

Cette situation de développement du capital où le stade de la grande industrie mécanisée cède progressivement la place au stade de l’organisation scientifique du travail assoit le fondement réformiste de la politique des représentants officiels du prolétariat européen jusqu’en 1914. Il n’y a pas de rupture entre ces deux périodes, qui s’imbriquent l’une dans l’autre comme on peut le noter à travers les syndicats qui conservent la structure traditionnelle d’organisation de métier des décennies précédentes aussi bien pour le syndicalisme ouvertement réformiste que le syndicalisme révolutionnaire. Les ouvriers se battent pour des avantages immédiats parce que la situation florissante du capitalisme le leur permet. D’un certain point de vue, l’on peut dire que les luttes syndicales ou les grèves sauvages du début du siècle ne peuvent pas être frein à la guerre car l’état du capitalisme en fait des luttes spontanément réformistes, ce qui les éloigne de la révolution.

Déjà dans les années qui précèdent la guerre, les organisations syndicales sont dans la plupart des pays industrialisés une énorme machine bureaucratique qui entend parler d’égal à égal avec le patronat, hisser le monde du travail au niveau de celui du capital et non pas les séparer comme deux entités radicalement incompatibles. Bien que des situations locales nuancent la vue d’ensemble, l’implantation des organisations syndicales en milieu ouvrier montre, dans sa majorité, que le mouvement ouvrier à la veille de 1914 ne rêve guère de révolution violente. C’est l’âge d’or du réformisme. En France, le nombre des ouvriers syndiqués passe de 420 000 en 1895 à plus d’un million en 1913 ; en Allemagne, les syndicats sociaux-démocrates totalisent moins d’un demi-million de membres en 1898 et 2 574 000 en 1913 ; les effectifs des trade unions anglais passent de 1,5 million en 1893 à plus de 4 millions en 1913.

Les partis sociaux-démocrates, représentants officiels de la classe ouvrière, tentent d’organiser rationnellement le monde du travail. La sérénité économique associée aux progrès de la démocratie bourgeoise laissaient entrevoir pour ces partis la possibilité d’un passage graduel et pacifique du capitalisme au socialisme. Ils ne s’en cachaient pas. Marx et Engels l’avaient envisagé à la fin de leur vie pour, du moins, les pays les plus avancés. Bernstein, un des principaux chefs de la social-démocratie allemande à l’époque, la plus représentative dans le monde, proposa d’appeler un chat, un chat. Il engagea l’ensemble de ses camarades de parti à lever la contradiction entre leur langage révolutionnaire et leur pratique réformiste, à avoir " le courage de paraître ce qu’ils sont en réalité, de s’émanciper d’une phraséologie dépassée dans les faits et d’accepter d’être un parti des réformes socialistes et démocratiques "1. Il affirma que l’intérêt de classe allait s’effacer devant l’intérêt collectif et refusait de revendiquer pour le seul prolétariat l’exclusivité du pouvoir. Ce n’était que théoriser la pratique des sociaux-démocrates à la Millerand (socialiste " indépendant " français) qui, dès 1899, entrait au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau et Galliffet (le bourreau de la Commune de Paris). La quasi-totalité des dirigeants et des représentants officiels de la classe ouvrière avait cessé de faire de cette dernière une puissance révolutionnaire décisive pour l’émancipation de l’humanité. Ils ne niaient pas tant le rôle de la classe ouvrière que la façon dont celle-ci pouvait agir sur l’histoire.

Il ne s’agit pas de dire que le prolétariat avait définitivement perdu son caractère profondément subversif. En effet, il existe dans cette période des mouvements prolétariens précurseurs de nouvelles formes de luttes, telle l’apparition des conseils ouvriers dans la Russie de 1905. Ils préfigurent le mouvement révolutionnaire de demain d’où se dégagera une minorité prolétarienne résolument contre la guerre. Mais nous devons constater que le développement du capital encourage la séparation entre luttes immédiates et but final.

Il s’agit simplement d’observer que le précipité historique de cette période unit dans sa majorité capital et travail. La classe ouvrière d’alors ne pouvait prendre le chemin de représenter une force matérielle de frein à la guerre, elle ne menaçait pas fondamentalement les projets guerriers de la bourgeoisie. Au contraire, il faut se rappeler l’ambiance du début de guerre. Majoritairement, le prolétariat s’identifiait à la nation, à la patrie. Les prolétaires en uniforme, hypnotisés, partaient la fleur au fusil massacrer leurs frères de classe. Il était exceptionnel d’être contre y compris chez les révolutionnaires bien trempés. Le bureau parisien du parti bolchevik s’est complètement disloqué. Trois de ses membres avaient endossé l’uniforme français et se battaient contre les Allemands. Merrheim (présent à Zimmerwald) rapportait au congrès de la CGT de septembre 1919 que " si la CGT avait voulu se mettre en travers de la guerre et refuser son concours à la défense nationale, la classe ouvrière de Paris, emportée par une crise formidable de patriotisme, n’eût pas attendu les gendarmes : elle nous aurait tous fusillés sur place… "2 La force de la gauche révolutionnaire contre la guerre tenait dans deux taxis, d’après Trotski, à la première conférence internationale, tenue à Zimmerwald, en septembre 1915. La fureur chauvine manifestée par une grande partie de la classe ouvrière au tout début de la guerre est proportionnelle au poids de la défaite idéologique subie par le prolétariat dans les années d’avant-guerre.

Les potentialités de la vague révolutionnaire ouverte en 1917

Pour pouvoir comprendre et analyser la dynamique de la vague insurrectionnelle qui a secoué l’Europe de 1917 à 1923, nous ne pouvions, dans le cercle, nous contenter de constater la situation de force du capital dans l’avant-guerre face à une classe ouvrière illusionnée. Nous avions encore à mesurer la réalité de l’étendue de cette vague et les limites qu’elle avait rencontrées.

Au début, la révolution russe

Alors que s’amplifie depuis plus de deux ans l’enfer de la guerre, une lumière vient déchirer les ténèbres. Un déferlement révolutionnaire envahit la Russie tsariste. En quelques jours, les masses ouvrières mettent fin au règne absolutiste d’une dynastie tricentenaire. En quelques semaines, des centaines de conseils ouvriers, de soldats, des milliers de comités d’usine et de quartier, des comités de paysans, de gardes-rouges, de ménagères foisonnent dans une libération totale de la parole. En quelques mois, par des grèves et manifestations insurrectionnelles, des avancées toujours plus audacieuses malgré l’état de siège, des mutineries, l’instauration du double pouvoir, la capacité de pousser toujours plus loin la lutte, les masses prolétariennes et paysannes russes ont accompli une spectaculaire et pathétique révolution.

Comment expliquer ce fantastique phénomène ? Essentiellement par les particularités de la Russie. Jeune et vigoureux pays capitaliste, mais enveloppé dans une des plus anciennes carcasses réactionnaires d’Europe, qui avait formellement aboli le servage en 1861, son développement économique est étroitement lié à l’importance de l’investissement des capitaux étrangers et à l’intervention de l’Etat. Cependant, la guerre va être fatale à cette économie capitaliste naissante. Les ressources intérieures ne lui permettent pas de tenir plus de six mois de conflits guerriers. Le blocus économique aggrave la situation et démontre l’extrême dépendance économique de l’empire vis-à- vis des autres pays capitalistes. Les biens d’équipement, les pièces de rechange, les machines-outils se raréfient. En quelques mois, l’arrière manque de produits de première nécessité. La quasi-totalité des usines tournées vers l’effort de guerre dérègle le marché intérieur. A la campagne, les produits agricoles pourrissent sur place faute de pouvoir être acheminés, les transports ferroviaires étant complètement désorganisés. Le pays s’installe dans les pénuries, la famine gagne dès l’hiver 1916-1917. Le pouvoir central, ce colosse aux pieds d’argile, ne fait plus illusion en se montrant inapte à maîtriser la situation.

A côté de lui, la bourgeoisie nationale, chétive et impotente, est incapable de prendre la relève. La chute successive des trois gouvernements provisoires bourgeois témoigne de son immobilisme peureux et de son incurie. Cette faiblesse historique, née de sa soumission au despotisme barbare de l’empire, va s’accentuer tout au long du mouvement insurrectionnel pour ne laisser apparaître que désunion, division et impuissance.

En face, et cela confirme sa sénilité précoce, la bourgeoisie russe confronte un prolétariat groupé dans de grands centres industriels mais qui ne représente que des îlots noyés dans une paysannerie primitive. Un prolétariat malgré tout très contrasté, qui allie une tradition et expérience de lutte hors du commun à une juvénile immaturité chronique. Il faut se rappeler qu’en 1905, compte tenu aussi de la faiblesse endémique de l’encadrement syndical qui durera jusqu’en 1917, il a été à l’initiative de nouveaux modes d’organisation de la lutte : les conseils ouvriers. Mais, en même temps, il représente une force numérique très négligeable : 700 000 ouvriers en 1865, 2 300 000 en 1900 et 3 000 000 en 1914 sur une population totale de près de 143 millions.

C’est un prolétariat combatif par tradition et en même temps embryonnaire, nouvellement venu de la campagne asservie qui subissait l’exploitation capitaliste depuis à peine deux générations. Avant l’heure, le socialiste russe Tkatchov, dans une lettre adressée en 1874 à Engels, écrivait : " notre peuple est ignorant, c’est également un fait. En revanche, dans l’énorme majorité des cas, il est pénétré des principes de la propriété communautaire ; si j’ose m’exprimer ainsi, il est communiste d’instinct, par tradition. (…) Il en résulte clairement que notre peuple, malgré son ignorance, est beaucoup plus près du socialisme que les peuples de l’Ouest, pourtant plus instruits que lui. (…) Notre peuple proteste, il proteste sans arrêt. (…) Aussi peut-on dire du peuple russe qu’il est révolutionnaire d’instinct, malgré son hébétude apparente, et bien qu’il n’ait pas une claire conscience de ses droits. "3 Plus de trente ans avant la Révolution russe, Tkatchov avait décelé les principales forces et faiblesses des puissances sociales qui allaient mettre à bas le tsarisme. Il n’y aurait pas eu de révolution prolétarienne sans l’union de la minorité ouvrière à la multitude paysanne, rendue possible à un moment où la bourgeoisie russe était totalement impuissante. Les masses populaires, lasses des sacrifices et des privations engendrés par la guerre, avaient violemment manifesté le désir d’en finir afin de partager la terre, conclure la paix et instaurer le contrôle ouvrier.

Cette situation, bien atypique en regard de celle des autres pays belligérants, a rendu le rapport de force entre les classes antagoniques massivement et inévitablement explosif. Une économie capitaliste en décomposition, une aristocratie décrépite qui n’a plus aucune raison d’être, une bourgeoisie industrielle craintive et insécure, une quasi-inexistence de l’encadrement syndical, l’alliance entre un prolétariat jeune mais expérimenté et une paysannerie belliqueuse, ont été les principaux ingrédients qui expliquent en quoi la Révolution russe a été plus loin que partout ailleurs. Ce sont les conditions spécifiques à la Russie qui justifient essentiellement l’ampleur qu’a revêtue le mouvement social dans une situation de conflit généralisé.

Le sommet de la vague

Se laisser griser par les sirènes patriotiques qui promettaient une guerre éclair (environ six mois) ne dure qu’un temps, surtout quand on affronte au quotidien les indescriptibles souffrances d’une guerre qui n’en finit pas et qui, chaque jour, secoue un peu plus l’Europe. L’épuisement contre la barbarie guerrière qui commence sérieusement à se faire sentir, attisé par l’aura de l’action de masses spontanée des ouvriers russes, va entraîner des secousses dans la plupart des pays européens.

C’est essentiellement dans les pays d’Europe centrale que le mouvement va prendre le plus d’ampleur sans toutefois égaler le même niveau de force que l’exemple russe. En Autriche, au mois de janvier 1918, des mouvements massifs de grève se propagent de manière incontrôlée d’une localité à l’autre, d’une région à l’autre. L’effervescence gagne des troupes de soldats et se manifeste par une série de mutineries. L’élan révolutionnaire se répand dans les assemblées bouillonnantes et dans la formation de conseils ouvriers.

Plus conséquent sera le mouvement en Hongrie. Au mois de janvier 1918, des conseils ouvriers se forment. Pays dominé aux trois quarts par une population rurale, des comités de paysans se constituent. L’agitation révolutionnaire des masses se poursuit et se renforce malgré l’abdication du roi Charles Ier en novembre.

La république est proclamée le 16 novembre 1918. La répression du gouvernement, qui compte des sociaux-démocrates, n’entamera pas la détermination des masses. Le 20 mars 1919, Karolyi (chef du gouvernement) démissionne en déclarant céder le pouvoir aux ouvriers et paysans. Cette fantastique épopée s’achèvera par l’instauration de la République des conseils, qui durera moins de cinq mois (du 21 mars au 1er août 1919) excessivement contradictoires.

Comme partout ailleurs, la disette, les pénuries et la désorganisation de l’économie dues à la guerre, vont entraîner en avril 1917 en Allemagne une frange plus importante du prolétariat dans des mouvements insurrectionnels qui dureront jusqu’en mars 1921. Les premiers troubles significatifs commencent par les grèves de janvier 1918. Le mouvement gagnera en vigueur en novembre 1918, début de la " révolution allemande ". Elle commence à Kiel le 4 et, très vite, le mouvement insurrectionnel s’étend à tout le pays, gagnant Hambourg et Lübeck le 5, puis Brême, Stuttgart et Munich le 7. Les manifestants y proclament la République libre des conseils de Bavière. En Saxe, à Brunswick, à Braunschweig, les conseils déposent les princes locaux et prennent le pouvoir ainsi que dans les régions industrielles d’Allemagne centrale (Mansfeld, Halle) et du Nord. A Berlin, le 9, la République est proclamée par le ministre social-démocrate Scheidemann.

Environ 10 000 conseils se constituent. Un gouvernement social-démocrate unitaire, baptisé " Conseil des commissaires du peuple ", se forme. Il sera l’épine dorsale du nouvel Etat bourgeois et à la tête de la répression. Elle s’abattra en deux vagues successives, en janvier-février et en mars-avril 1919 pour anéantir impitoyablement les différents foyers insurrectionnels.

Malgré cet écrasement sanglant, un dernier assaut prolétarien se déploiera principalement dans la Ruhr, par une offensive ouvrière spontanée en réaction à la tentative de putsch de Kapp (mars 1920). Ce dernier échoue grâce à la grève générale et à la constitution des ouvriers en " Armée rouge ". Après les premiers combats victorieux des ouvriers en armes, l’insurrection " libère " toute la Ruhr d’est en ouest. Mais elle périra sous les coups de la répression après s’être laissée enliser dans d’interminables négociations.

L’ultime sursaut " révolutionnaire ", appelé " Action de mars ", se déroule dans la région de Halle et Mansfeld en 1921. Faibles au début, les grèves s’amplifieront, prendront par endroits la forme de soulèvements armés mais resteront isolées à la région. Dans l’ensemble, les ouvriers des autres bastions allemands ne suivent pas. On assistera même à des bagarres entre ouvriers grévistes et non grévistes. L’appel à la grève générale illimitée sur tout le Reich compte tout au plus de 200 000 à 300 000 grévistes. L’offensive a tourné court, le prolétariat allemand, dans sa large majorité, est définitivement défait.

Dans le reste de l’Europe, c’est en Italie que le mouvement ira le plus loin. L’agitation commence en juillet 1919, dans les campagnes, par l’occupation des terres des grands domaines de type latifundia. Dans les villes industrielles, les troubles débutent par une vague de grèves sauvages provoquée par le prix élevé des produits alimentaires. A l’automne 1919, après que les ouvriers ont obtenu une augmentation de salaire, le mouvement tombe pour reprendre au début de 1920 par de multiples grèves avec occupation d’usine. Dans la seule région de Turin, près de 300 entreprises sont dans les mains des travailleurs, qui élisent des comités d’usine chargés de contrôler la production et de faire respecter la discipline. Ces mouvements exprimeront le dernier souffle de la résistance résolue de la classe ouvrière. Les ultimes escarmouches se dérouleront dans des grèves insurrectionnelles en Bulgarie, en septembre 1923, et en Pologne, en novembre de la même année.

Le rappel de l’ensemble de ces mouvements insurrectionnels démontre la réalité incontestable de la vague révolutionnaire ouverte en 1917. Il prouve concrètement en quoi la classe ouvrière peut être la classe révolutionnaire. Mais en même temps, il illustre tout autant les limites qu’a rencontrées le prolétariat sur le chemin de son émancipation. Il y a bien évidemment plusieurs facteurs qui expliquent ce désastre.

Sur cet aspect, sur les causes de l’échec, les discussions dans le cercle furent contrastées. Certains mettaient plus l’accent sur l’intensité de la vague mondiale ; d’autres, au contraire, soulignaient les conditions défavorables à son succès. Néanmoins, en ayant conscience de ne pas avoir, et de loin, épuisé le sujet, nous nous sommes plus ou moins mis d’accord sur quelques éléments majeurs.

L’immaturité du prolétariat

Un des principaux facteurs qui expliquent les limites historiques de la vague révolutionnaire se trouve dans le manque de maturité de la classe ouvrière elle-même. En premier lieu, nous devons rappeler que dans les principaux pays industrialisés, comme la France, la Grande-Bretagne ou même le Japon, aucun mouvement ouvrier réellement significatif émerge de la situation. De même, les Etats-Unis ne connaissent aucune manifestation révolutionnaire notable. Comment imaginer le triomphe international de la révolution si la classe ouvrière de la principale puissance capitaliste en est absente ? En second lieu, nous devons souligner que dans les pays où le prolétariat s’est manifesté, il était divisé entre une minorité révolutionnaire et une majorité qui restait enfermée dans les illusions de la période d’avant-guerre, qui la séduisait. Pour cette dernière, le projet d’une nouvelle société était quasiment inexistant. En dehors de la Russie, ce n’est qu’une minorité de la classe ouvrière qui a participé au combat révolutionnaire. En réalité, ce n’est qu’une fraction plus ou moins large du prolétariat qui, selon les pays, veut aller jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de sous-estimer, d’exclure, de condamner ni de mépriser les fabuleuses luttes des minorités ouvrières révolutionnaires. Elles ont été pendant toute cette période le moteur de l’histoire. Il s’agit de comprendre que le renversement de la société capitaliste ne peut pas être l’œuvre d’un mouvement minoritaire. Là où il est question d’une transformation totale de la société, il faut que les masses dans leur ensemble y participent, qu’elles aient compris d’elles-mêmes l’enjeu du combat, pourquoi elles se jettent dans l’action, pourquoi, organisées, elles se transforment en force matérielle capable de créer une société sans classes. Or à cette époque-là, la majorité du prolétariat international n’est pas acquis à l’idée de la révolution.

Plusieurs causes expliquent cet état de fait. Nous avons déjà vu qu’il n’y a pas eu de résistance notable du prolétariat à la guerre, que les luttes antérieures à 1914 n’avaient pas pu dégager de mouvement véritablement révolutionnaire tant les conditions objectives lui étaient défavorables. Ces conditions qui préexistent pèseront inévitablement sur le prolétariat confronté à la guerre. On ne doit pas sous-estimer la difficulté de rompre avec certaines pratiques et conceptions profondément enracinées durant la vingtaine d’années qui ont précédé la guerre. Malgré son cortège d’horreurs, la secousse reste trop faible pour rompre définitivement avec le passé. La guerre n’a pas dissipé dans le prolétariat toute illusion à l’égard du capitalisme. Dans leur ensemble, les prolétaires demeurent sous le joug de l’idéologie véhiculée par le réformisme et la démocratie. On le voit nettement en Allemagne, où la majorité des conseils ouvriers donne le pouvoir à la social-démocratie, la même qui déclare par la bouche d’Ebert en novembre 1918 : " Nous sommes le seul parti à pouvoir maintenir l’ordre ", ordre que ce parti maintiendra au prix d’une sanglante répression. Dans presque toutes les grandes villes, à l’exception de Brême et Dresde, le SPD (Parti social-démocrate) reste majoritaire dans les conseils. Il a prise sur la majorité des ouvriers parce qu’ils restent prisonniers du réformisme, de la démocratie et veulent retrouver la situation prospère du capitalisme passé. Il pousse à la formation de conseils pour mieux liquider le mouvement ouvrier de l’intérieur, pour lui enlever tout caractère subversif. Le mot d’ordre " tout le pouvoir aux conseils " lancé par les sociaux-démocrates signifie ici : tout le pouvoir à la social-démocratie. Celle-ci sait parfaitement utiliser un courant qui, dans l’ensemble, va dans son sens. Cela illustre plus que mille discours le fait que la forme conseil, même si elle représente les nouveaux types d’organisation de la lutte autonome et unifiée du prolétariat, n’est pas une garantie en soi de la conscience de classe. Le conseil n’est pas par nature toujours révolutionnaire comme l’atteste communément la situation en Allemagne à cette époque-là ou la Hongrie en 1956. La forme conseil est véritablement une condition nécessaire pour l’émancipation du prolétariat mais, comme on l’a vu, elle n’est pas suffisante.

La guerre va agir de manière contradictoire sur un prolétariat miné par les illusions. Elle rapproche une frange plus ou moins grande de la révolution quand les famines insoutenables, les pénuries de toutes sortes, les souffrances indicibles, l’amoncellement de cadavres, la poussent à la rébellion. Elle éloigne la grosse majorité parce que sa première aspiration est d’obtenir la paix, la paix capitaliste. La multitude de désertions exprime plus le désir des soldats de revenir au foyer et d’en finir avec la guerre que celui d’en découdre avec la bourgeoisie. En dehors des pays directement en lutte insurrectionnelle où les mutins rejoignent massivement les combats ouvriers, les mutineries, comme celles qui se sont déroulées en France, produit de l’exténuation, du désespoir et de la désorientation des poilus devant une guerre interminable, prennent la forme de protestations sporadiques et non d’une contestation radicale ou d’une révolte organisée. Les rares fraternisations accréditent l’idée que l’esprit internationaliste des ouvriers sous l’uniforme n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan nationaliste.

Ce dernier point de vue n’a pas fait l’unanimité dans le cercle. Il lui a été objecté qu’une telle vision verrouillait pour toujours la perspective révolutionnaire, qu’on ne pouvait pas exiger de la classe ouvrière une conscience historique préalable développée dans la mesure où celle-ci s’acquiert et se transforme dans et par la révolution. En outre, il a été rappelé que dans l’histoire du capitalisme, c’est de la guerre que naissaient les révolutions. La réponse à cette préoccupation avait été faite, par anticipation, par un camarade du cercle dans une correspondance particulière. Comme son contenu fut partagé par une majorité d’entre nous, nous la reproduisons ci-après. Le camarade soulignait que " les guerres ne créent pas des conditions favorables à la révolution prolétarienne même si, à première vue, cette idée semble ne pas trouver de confirmation dans l'histoire. En effet, les principales manifestations révolutionnaires du prolétariat ont à leur origine des guerres. La Commune de Paris fut liée à la guerre franco-allemande de 1870, les mouvements de 1905 dans l'empire russe à la guerre russo-japonaise, tout comme la vague internationale de 1917-1920 fut directement liée à la Première Guerre mondiale. Deux raisons principales sont généralement citées pour expliquer cette réalité. La première est que la guerre provoque très rapidement une dégradation extrême des conditions d'existence des classes exploitées, aussi bien sur le front qu'à l'arrière ; la seconde est qu’une grande partie de ces classes se trouve de fait en possession d'armes.

Cependant, ces deux facteurs ne suffisent pas, à tout expliquer. Pour qu'il y ait insurrection armée, il faut surtout qu'il y ait une rupture consciente de la part du prolétariat de l'Union sacrée qui préconditionne toute guerre de nations. La solidarité qui existe entre les classes pour mener la guerre doit exploser. Or, l'expérience est claire : cela ne se produit que dans les pays vaincus. Dans les pays vainqueurs, même si les conditions créées par la guerre sont épouvantables pour les classes exploitées, celles-ci ont tendance à rester attachées à la classe dominante.

L'ordre social ne repose pas seulement sur la répression et l'endoctrinement, autrement, il serait toujours éternel. Il trouve aussi son fondement dans une certaine division du travail où la classe dominante, responsable de la marche générale de la vie sociale, doit, "en échange" de ses privilèges, assurer un minimum de bon fonctionnement du système qui fait vivre la société. Les défaites militaires, comme les crises économiques, brisent les fondements de cette union des classes. Malheureusement, les pays vainqueurs sont en général -comme les marxistes l'ont souvent mis en évidence- ceux qui possèdent la plus grande puissance économique. Et cela d'autant plus dans un conflit comme la Première Guerre mondiale qui fut la première guerre totale, c'est-à-dire, en premier lieu, industrielle. C'est au sein de ces puissances que se trouvent les principales concentrations ouvrières dont dépend le sort final de tout affrontement mondial. C'est là que le prolétariat dispose des meilleures conditions objectives pour s'affirmer comme sujet historique capable de désarmer la classe dominante et d'entreprendre matériellement une réorganisation de l'ensemble de la vie sociale. Et c'est là que la guerre, en aboutissant à "la victoire de la nation", ne joue pas en faveur de l'affrontement entre classes.

La carte des pays touchés par des mouvements révolutionnaires recoupe essentiellement celle des pays vaincus. Mais même ici, la guerre n'a pas que des effets favorables à des mouvements révolutionnaires. Ici, l'élan révolutionnaire, qui peut surgir de la lutte contre la guerre, se voit brisé ou du moins fortement affaibli dès que la classe dominante conclut la paix, comme ce fut le cas en Allemagne... et même en Russie. La lutte contre la guerre ne conduit pas automatiquement à la lutte pour le communisme : pour beaucoup d'ouvriers, le but immédiat était le retour à la paix, même si c'était la paix sous le capitalisme. Un capitalisme dont ils étaient d'autant plus près à s'accommoder qu'il ressemblait dans leurs esprits à celui de la "belle époque" d'avant la guerre, le seul qu'ils avaient connu ".

En Occident, le prolétariat n’est pas du tout en mesure de faire la révolution, encore moins après avoir été embrigadé dans la guerre. Son immaturité constatée dans l’avant-guerre et dans la guerre elle-même va également se manifester dans l’après-guerre. Une fois la paix capitaliste acquise, il va se détacher davantage de la perspective révolutionnaire. La façon politique de penser de la classe ouvrière la laisse toujours pénétrée d’un esprit de possibilisme et d’adaptation à la légalité bourgeoise. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne s’est rien passé. Comme on l’a noté précédemment, il y a eu de puissants combats mais dans une situation où, dans l’ensemble, rien d’essentiel ne peut être remis en cause. Ces mouvements ont confirmé le divorce entre la minorité révolutionnaire et la large majorité de la classe ouvrière qui, dans les faits, montre qu’elle n’aspirait qu’à la paix.

Cette vague internationale de luttes insurrectionnelles qui a secoué l’Europe lors de la Première Guerre mondiale a montré dans l’ensemble que le prolétariat, dans la guerre et après, ne fait pas sienne l’idée que le mode de production capitaliste est sans issue et se trouve définitivement dépassé. Il ne partage pas l’idée des révolutionnaires de l’époque pour qui la période est celle de la décomposition avancée et de l’effondrement du capitalisme mondial et sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne si le socialisme ne l’emporte pas. Le prolétariat n’a pas seulement été vaincu par une bourgeoisie expérimentée et très bien organisée mais également par le fait qu’il ne pouvait pas mener la confrontation jusqu’au bout. De fait, la situation n’offrait pas l’issue révolutionnaire triomphante tant espérée. Le niveau de contradictions insurmontables du mode de production capitaliste n’apparaissait pas atteint. Concrètement, pour une grande majorité, la guerre représentait une parenthèse, qui ébranla en profondeur le système, certes, mais dans un cours au développement ascendant de l’économie capitaliste. L’action révolutionnaire de la classe ouvrière peut modifier les conditions ; à elle seule, elle ne peut les créer.

Si la défaite est liée en partie au manque de maturité des conditions objectives, lequel se reflétait dans l’immaturité politique du prolétariat, elle est également dictée dans sa forme par l’intelligence de la bourgeoisie.

La force de la bourgeoisie

Un des principaux autres facteurs expliquant l’échec patent de la vague insurrectionnelle réside dans l’habileté de la bourgeoisie à faire face au prolétariat insurgé. La classe ouvrière occidentale va se confronter à une bourgeoisie très éclairée, notamment par l’expérience russe. Face au danger réel de la propagation de l’incendie russe, les puissances occidentales ont immédiatement réagi. Elles ont su mettre en pratique une tactique de cordon sanitaire par l’envoi de divisions entières de l’Armée Blanche chargées d’isoler et écraser les zones insurgées, comme en Russie ou en Hongrie, afin de contenir ce qu’elles appelaient le péril bolchevik. Par l’effet combiné de l’action militaire à l’extérieur et de la répression intérieure, les bourgeoisies occidentales ont réussi à noyer dans le sang la vague révolutionnaire.

A l’intérieur, chaque bourgeoisie nationale a su gérer avec une grande maîtrise la crise sociale. Alors que la guerre aggravait désespérément les conditions de vie des masses ouvrières, les Etats allemand et autrichien sont parvenus à contenir dans quelques émeutes le problème central de la faim, celui qui sera l’amorce de la révolution russe. Au contraire de l’Etat tsariste, qui comme nous l’avons vu, fut incapable de gérer la pénurie, l’Etat allemand avait réussi, selon la formule de Lénine, à " organiser la faim avec génie ". Certes sa situation économique n’était pas aussi pitoyable que celle prévalant en Russie et donnait une marge de manœuvre plus importante pour canaliser les secousses sociales, mais ce n’est pas le seul facteur.

Ce qui fait la différence essentielle entre les situations russe, allemande ou autrichienne, c’est l’organisation des forces bourgeoises qui font face au prolétariat. On a déjà souligné qu’en Russie, la bourgeoisie s’est révélée inapte à gérer socialement et économiquement la guerre, c’est pourquoi elle a implosé. Telle n’est pas la situation dans les pays d’Europe de l’Ouest. L’embrigadement idéologique du prolétariat pour l’attacher au capital est autrement plus profond et subtil qu’en Russie, même s’il est très présent aussi dans ce pays.

Déjà, dès le début du conflit, les bourgeoisies occidentales avaient su faire de celui-ci une guerre " démocratique " en popularisant le patriotisme et en faisant épouser la cause de la sauvegarde de la nation à tous les exploités. L’encasernement idéologique était d’autant plus efficace qu’un de ses principaux artisans en furent les partis sociaux-démocrates, ceux qui avaient l’écoute attentive de la classe ouvrière. Ils tentèrent de persuader le prolétariat qu’être un bon socialiste équivalait à être un bon patriote. Avec un suprême talent, les partis socialistes parvinrent à faire passer les intérêts de la bourgeoisie pour des intérêts propres aux ouvriers. Ils allièrent une politique capitaliste à un langage très habilement adapté à leur audience.

Ce n’était pas la première fois qu’en défendant les intérêts du capital, ils bafouaient la classe ouvrière. Pour que la quasi-totalité de la social-démocratie en arrive à voter les crédits de guerre, à entrer dans les ministères bourgeois (France, Belgique), à défendre la patrie en 1914, il est évident qu’elle avait déjà rompu avec le socialisme. Elle était devenue une institution respectable et à respecter et elle a eu de fort belles occasions de le démontrer. En tant qu’ancien parti de la lutte de classe du prolétariat, le SPD gardait inévitablement une aura ouvrière, même si sa politique belliciste a provoqué tout aussi sûrement dans une fraction de la classe une crise qui s’est également fait sentir au sein même du parti. Ainsi, certaines sections en désaccord avec la politique de guerre de la direction se mettent en opposition ouverte dès août 1914 et seront exclues début 1916 de la fraction parlementaire.

Il ne faut pas voir pour autant dans la social-démocratie un bloc monolithique. Elle ouvrait en réalité sur un éventail de courants qui lui permettait de faire face à tous les cas de figures. On y trouve les sociaux-patriotes qui ont aidé à la conduite de la guerre et à organiser la répression armée, mais aussi les centristes ou pacifistes, qui représentaient le parti de tous les compromis.

Ainsi, l’USPD (Parti social-démocrate indépendant), créé en avril 1917 après l’exclusion de fait de membres dirigeants du SPD, adressait ses critiques aux instances, jamais au SPD en tant que tel, et ne perdait pas l’espoir de se réunifier avec lui. Il trouve son soutien chez les ouvriers qui sont autant contre la révolution que contre l’autoritarisme et le bureaucratisme du SPD et de son syndicat. Sa principale tâche sera de ramener sans cesse les contestataires dans le giron du SPD.

Tout l’art de la social-démocratie a consisté à occuper intégralement le terrain pour contenir de gré ou de force le torrent révolutionnaire dans son lit.

En face d’elle, sur le terrain révolutionnaire, se situaient les gauches internationalistes, très réduites et relativement isolées les unes des autres. Leur principale faiblesse sera de ne pas avoir su rompre radicalement et définitivement avec l’organisation mère dont elles étaient issues de peur, comme disait Rosa Luxemburg, " de se couper des masses ", qui étaient alors majoritairement prisonnières des sirènes réformistes. Pourtant l’appareil social-démocrate n’hésitera en aucune façon à les diaboliser et ira jusqu’à diriger contre elles la mitraille et le plomb.

A travers ses diverses tendances, la social-démocratie a manié la carotte et le bâton, les négociations et la répression. Alors que les bourgeoisies monarchistes d’Allemagne ou d’Autriche traumatisées par la chute du tsar Nicolas II, voulaient à tout prix éviter le même sort, elle n’a pas hésité à voler à leur secours.

En Autriche, dès que se déclenchent les premières grèves spontanées de janvier 1918, les différentes fractions de la bourgeoisie se mettent immédiatement en position de combat. Le gouvernement et la direction social-démocrate tiennent une conférence confidentielle. D’après le baron Flotow (chef de section du ministère des Affaires étrangères), " le député Seitz (social-démocrate) fit devant moi le calcul selon lequel on pourrait payer les gens de promesses pendant quatre ou cinq jours encore, mais pas plus longtemps. D’ici là, il leur faudrait une nouvelle qui contînt un élément positif, le fait au moins que l’on avait convenu de certaines choses, que l’on avait paraphé quelques points par exemple. Sans résultats, passé ce délai, nous serions tous confrontés au même danger ! "4 Le danger était clairement identifié tout comme l’objectif : récupérer, contrôler, contenir et stopper le péril prolétarien. La social-démocratie en fut le chef d’orchestre. Ainsi, la déclaration gouvernementale de janvier 1918, qui allait précipiter le coup d’arrêt de la grève de masse, fut non seulement rédigée dans les coulisses de l’Etat par l’appareil social-démocrate mais encore présentée dans la presse du SPD, comme une victoire des travailleurs qui avaient su faire céder le gouvernement sur leurs revendications, grâce à l’art de négocier de la direction de " leur " parti. Pour dissiper les doutes que sa politique anti-prolétarienne faisait surgir inévitablement, elle publia en même temps les discours de Trotski et alla même jusqu'à proposer, sans plaisanter, de faire du jour de l’an le " jour de Lénine ". Le double jeu était complet : d’un côté, on gardait une phraséologie révolutionnaire et, de l’autre, on magouillait en secret, dans une quasi parfaite unité de vue avec les membres du gouvernement, pour liquider le mouvement. Cependant, cette duplicité allait émousser la confiance partisane d’une partie des masses populaires. Pour y faire face, la droite de la social-démocratie a su céder, sans aucun heurt, la direction à la gauche de l’appareil. Cette dernière réussit aussi bien que l’ancienne équipe dirigeante à éviter une nouvelle radicalisation des luttes par une habile combinaison de pratique réformiste et de paroles révolutionnaires. Elle s’est montrée apte à regagner la confiance des ouvriers et les maintenir sous son influence. Certes, le prolétariat autrichien s’est laissé bercer d’illusions et endormir parce qu’il était trop faible pour mener à bien sa propre destinée, mais la social-démocratie a réussi à faire de cette défaite une défaite cuisante. L’élan révolutionnaire du mois de janvier 1918 a été brisé dans l’œuf par la social-démocratie, qui transforma en chimère l’espoir d’une petite minorité de pouvoir transformer immédiatement la grève générale en révolution, de s’emparer du pouvoir et d’imposer la paix.

Globalement, la social-démocratie allemande agira comme sa voisine autrichienne même si elle ne revêt pas les mêmes habits. Aux discours radicaux, aux manipulations multiples, elle ajoutera une impitoyable répression. Dès leur arrivée au pouvoir, en novembre 1918, pouvoir que le prolétariat confiant leur avait donné et que la bourgeoisie classique a eu l’intelligence de leur laisser, le SPD et l’USPD déclarent la révolution terminée, du moins dans sa phase de violence et d’actions de masse. D’un côté, ces deux partis convainquent les grandes masses que, désormais, la socialisation des rapports de production n’est plus qu’une question de temps, puisque elle est dans les mains de leurs représentants. De l’autre, en appréciant mieux que quiconque la potentialité révolutionnaire de la fraction radicale du prolétariat, ils prennent leurs dispositions, par un partage des tâches très adroitement planifié, pour y faire face militairement. Devant la radicalisation d’une partie des ouvriers, l’USPD quitte le gouvernement pour s’enduire d’un vernis combatif. Ainsi, il peut former le 5 janvier 1919, à Berlin, un " comité insurrectionnel " crédible auquel se joignent des " hommes de confiance " (délégués syndicaux élus régulièrement mais qui ne suivent pas la ligne du principal syndicat social-démocrate) et quelques militants révolutionnaires.

Pendant que ce comité élabore un plan insurrectionnel prévu pour le lendemain, Noske (dirigeant du SPD qui se nomme lui-même le " chien sanglant ") retire les troupes sûres de la capitale, formées pour l’essentiel par des soldats de l’armée gouvernementale et des corps francs (mercenaires récemment démobilisés, à la solde de l’Etat), pour les rassembler à la périphérie. Une fois que l’insurrection occupe les points stratégiques de la ville, l’USPD mobilise l’attention du comité sur la nécessité d’engager les négociations avec Noske et noie dans des palabres sans fin, ceux qui, dans cette officine, veulent que l’insurrection aille jusqu’au renversement du gouvernement.

Ainsi, Noske gagne un temps précieux et peut alors lancer la contre-attaque meurtrière qui se terminera par une victoire totale de son camp. Sous des formes diverses, le même scénario sera repris dans les principales villes insurgées, où les fractions radicales de la classe ouvrière seront écrasées dans le sang, l’une après l’autre, par les maîtres d’œuvre de la contre-révolution social-démocrate. Provocations de l’Etat, riposte violente des ouvriers, ouverture de négociations et enfin répression, tel est le chemin suivi pour anéantir, paquet par paquet, la puissante résistance et combativité de la frange révolutionnaire des prolétaires.

Ce tableau montre bien l’intelligence d’une bourgeoisie qui n’a pas failli dans le maintien de l’ordre social. Il dénude le fonds commun de la social-démocratie allemande et autrichienne : son immense répulsion pour tout ce qui touche à la révolution, comme le leader social-démocrate Ebert le dit si bien au prince-chancelier Max de Bade : " Si l’empereur n’abdique pas, alors, la révolution sociale est inévitable. Mais je ne la veux pas, non, je la hais comme le péché ! "5 Les partis socialistes ne la voulaient pas et, en abusant du capital de confiance dont ils disposaient auprès des masses ouvrières, ils se sont donné tous les moyens pour ne pas l’avoir.

Il est vrai que la conjoncture historique interdisait le triomphe de la révolution mondiale, mais la social-démocratie a rendu la défaite encore plus définitive en menant une lutte impitoyable contre la révolution sociale au nom de la démocratie, des conseils et du socialisme, de tout ce qui fait le corps et l’âme du prolétariat.

Pour venir à bout du mouvement, ils ont dû recourir à des manœuvres politiques nuancées et ingénieuses, mais elles n’ont réussi que parce que les masses prolétariennes se sont aussi laissé manœuvrer.

La social-démocratie a volé de victoire en victoire parce que les moyens qui furent à sa disposition révèlent bien que le système capitaliste se trouvait loin d’être moribond. La vague insurrectionnelle s’est développée dans des conditions historiques qui ne s’avéraient pas propices à la destruction de l’Etat bourgeois.

A la question : est-ce que les défaites de la classe ouvrière en Allemagne sont le produit d’une insuffisante maturité des conditions historiques préalables ou bien de ce que l’action révolutionnaire elle-même était paralysée par l’indécision, la tiédeur, les faiblesses intérieures ? Rosa Luxembourg, dans son dernier article " l’ordre règne à Berlin… " répond : " les deux ! " Même si elle n’a pu qu’ébaucher un début de réponse, elle considère que les circonstances objectives ne sont pas mûres et que la force décidée et offensive des masses berlinoises a été honteusement dévoyée par la direction sociale-démocrate. Ce qui ne l’empêche pas de partager l’erreur d’analyse la plus fréquemment répandue dans le milieu révolutionnaire de l’époque sur l'évaluation du contexte historique global. De manière générale, il jugeait que les conditions du triomphe de la révolution étaient partout réunies. C’est en tenant compte de cette méprise que nous avons été amenés à reconsidérer la politique du parti bolchevique dans la révolution d'Octobre.

Le parti bolchevique

La discussion du cercle sur cette question fut plus nuancée. Elle fut rendue plus difficile parce que nous devions réexaminer une question qui, pour nous, en tant qu'anciens militants du CCI, ne devait supporter aucune critique sous le prétexte de ne pas hurler avec les loups, notamment depuis l'effondrement du bloc de l'Est, en 1989. Cependant, nous avons tous été d'accord pour apprécier d'un point de vue critique quelques aspects d'une des plus grandes expériences historiques du XXe siècle, en considérant que c'est le chemin obligé pour que les prochains mouvements insurrectionnels tirent profit de cette expérience.

En lien avec la première partie du texte où n’étaient soulignées que les phases insurrectionnelles, nous nous limiterons donc dans cette partie à examiner Octobre 1917. Les évènements qui s’y déroulent vont être déterminants pour la suite de la révolution russe. Ils dévoilent déjà clairement les mécanismes politiques qui vont vider peu à peu la vie des conseils ouvriers en les transformant en de simples chambres d’enregistrement. Ils indiquent les failles par lesquelles va s’engouffrer le torrent impétueux de la contre-révolution.

Quelques précisions

Pour éviter toute controverse inutile, il est nécessaire d’affirmer d’emblée que la révolution russe a été une révolution prolétarienne. Dès février 1917, c'est à partir des centres urbains que se développe le mouvement insurrectionnel. Bien que minoritaires, ce sont les ouvriers qui ont été à l'avant-garde des masses exploitées pour triompher de l'absolutisme tsariste. Tout au long de la montée révolutionnaire, le prolétariat y a eu une place claire et nette en s'affirmant sur son propre terrain revendicatif. On peut l'illustrer en rappelant, par exemple, les principaux des 22 points du mandat donné le 9 mars par l'assemblée générale de toutes les usines de tabac de Petrograd à ses délégués élus pour les représenter au soviet des ouvriers et soldats de Petrograd : décréter la journée de travail de huit heures ; supprimer les heures supplémentaires ; supprimer le " livre noir " des patrons ; interdire le travail des enfants ; obliger l'Administration à régler les conflits avec les ouvriers uniquement par l'intermédiaire des représentants ouvriers ; indemniser les accidents de travail ; instaurer un système d'aide médicale ; donner aux ouvriers, toutes les vingt-six semaines, une semaine de congés payés ; faire baisser les normes.

Il est fondamental, de voir que le processus qui va de février à octobre 1917 s'identifie à celui d'une révolution prolétarienne ayant ses buts propres. Il est difficilement contestable de nier le caractère prolétarien de la révolution russe tout comme il le serait pour la Commune de Paris. Cependant, défendre sa nature prolétarienne n'empêche nullement de considérer que, compte tenu du manque de maturité des conditions sociales et économiques, son triomphe ne pouvait qu'être éphémère. Comme nous l'avons vu dans la première partie de ce texte, ce sont les conditions exceptionnelles de la Russie qui font comprendre pourquoi la classe ouvrière y a été aussi loin et le contexte international qui explique pourquoi le prolétariat n'a pas pu transformer une révolution de la classe ouvrière en une révolution pour la classe ouvrière.

Dans le même esprit, on peut considérer que le parti bolchevique est de nature révolutionnaire au moins jusqu'à la prise du pouvoir. Il fait partie des maigres forces révolutionnaires qui se sont dégagées, mal dégrossies, de la social-démocratie même si elles n'ont pas réagi de la même façon à l'épreuve du feu. Il fait partie du camp de la gauche internationale et quelques-uns de ses membres ont même été les premiers animateurs des conférences internationales contre la guerre impérialiste. L'aspect fondamental qui détermine l'appartenance d'une organisation au camp révolutionnaire est l'internationalisme. A la différence de la révolution bourgeoise, qui n'est concevable que dans un seul pays, la révolution prolétarienne ne peut être réalisée qu'à l'échelle mondiale.

De ce point de vue, on peut constater que le parti bolchevique ne s'est quasiment jamais départi du souci internationaliste. Dans son esprit, Lénine ne pouvait pas séparer la révolution russe de la révolution en Europe. Toute son action est guidée par un internationalisme souverain. Sur cet aspect crucial, il serait vain de contester la nature prolétarienne du parti bolchevique.

Sur d'autres aussi. Il a su déceler les potentialités bien particulières de la classe ouvrière en Russie et épouser les contours originaux d'une lutte sans merci. Cela dit, il n'échappait pas aux faiblesses communes à toutes les composantes de la gauche révolutionnaire, héritées de la social-démocratie, et aux siennes propres. Elles se manifesteront plus radicalement au moment de la prise du pouvoir et lui seront fatales.

La prise du pouvoir

Tant ses apologistes que ses détracteurs reconnaissent que le parti bolchevique prend seul le pouvoir en octobre 1917. C'est un état de fait. Pour les uns parce qu'il révèle sa véritable nature totalitaire et bureaucratique, pour les autres parce que c'est le seul à incarner les plus profondes aspirations de la classe ouvrière. On ne rentrera pas dans cette polémique inutile et stérile.

Par contre, il faut observer qu'en s'emparant de l'appareil d'Etat, il en devient son instrument et change automatiquement de rôle, qu'il le veuille ou pas. En se mettant à la tête de l’appareil gouvernemental, il se nie en tant que parti prolétarien, les intérêts de la classe ouvrière étant inconciliables et incompatibles avec les intérêts de l'Etat même si ce dernier s'appelle " prolétarien ". En effet, l'Etat, en toute circonstance, est le reflet de l'ensemble des classes sociales, il tend à se placer au-dessus d'elles. Son existence dépend du maintien du statu quo entre elles et, de ce fait, est par nature réactionnaire.

Mais est-ce que le parti bolchevique avait vraiment le choix ? A entendre Lénine, non. C'était dans l'ordre des choses. Le pouvoir était vacant, le prendre était " aussi facile à réaliser que de soulever une plume ". La victoire fut pratiquement remportée par forfait.

Dans la nuit du 24 au 25 octobre, sur l'initiative du parti bolchevique, quelques milliers de soldats de la garnison, de marins de Cronstadt et de gardes rouges ralliés au Comité militaire révolutionnaire de Petrograd, s’assurent avec plusieurs centaines de militants bolcheviques des comités d'usine le contrôle des centres stratégiques de la capitale : ponts, postes, télégraphe, banques, gares. Dans la journée du 25, le palais d'Hiver (siège du gouvernement provisoire) est pris sans rencontrer de grande résistance. La révolution socialiste avait triomphé. Cette situation atypique a fait dire à certains y compris dans le camp marxiste que la prise de pouvoir du parti bolchevique relevait d'un coup d'Etat insurrectionnel.

Y a-t-il eu un coup d'Etat en octobre 1917 ?

Le rejet de la vision qui défend qu'Octobre représente un coup d'Etat du parti bolchevique a été unanime parmi nous. Deux facteurs essentiels vont à l'encontre de cette thèse.

Le premier réside dans l'attitude du parti lui-même durant les évènements qui se déroulent de février à octobre. Il s'est montré partie prenante de la lutte ouvrière avec ses forces et ses faiblesses. On a pu le voir hésitant en février sur le fait de participer ou non à la manifestation ouvrière du 23 et, au contraire, être le 25, un des principaux organisateurs des grèves et des cortèges. Il a su s'adapter au mouvement spontané des masses en reprenant à son compte les mots d'ordre " Pour le contrôle ouvrier " et " tout le pouvoir aux soviets " ou, à l’inverse, ne pas mesurer avec précision leur degré d'exaspération comme en juillet.

Accréditer l'idée que l'action du parti bolchevique, en octobre, s'apparente à un putsch implique la négation de tout ce que les masses ouvrières avaient fait depuis février. Si la question du pouvoir est posée en octobre 1917, c'est parce que depuis huit mois, les prolétaires et les soldats ont imposé avec leurs soviets la " dualité du pouvoir ". Si les bolcheviks peuvent organiser la destitution du gouvernement provisoire, c'est parce que le pouvoir de celui-ci a été auparavant réduit dans les faits par l'action collective massive des ouvriers, soldats et paysans en lutte.

Le deuxième facteur qui milite contre la vision d'un " coup d'Etat " se trouve dans la manière dont a été élaborée la prise de pouvoir elle-même. Comment peut-on envisager que ce qui se trame à l'intérieur du parti équivaut à un plan établi en secret par un état-major soudé alors que les divergences sur la nécessité ou pas de l'insurrection sont mises sur la place publique !

Depuis son exil finlandais, Lénine ne cesse d'envoyer au comité central du parti lettres et articles appelant à l'insurrection. De même aux membres du soviet, ce qui suppose une large audience. Zinoviev et Kamenev (leaders éminents du parti) condamnèrent le principe d'un soulèvement armé dans l'immédiat et ce dernier l'écrivit dans la Novaja Zizn' (journal de Gorki). Ce texte provoqua une discussion au comité exécutif des soviets, où Martov et Dan (chefs du parti menchevik) fustigèrent toute action contre le gouvernement. Lénine fulmina et proposa l'exclusion sur-le-champ de Kamenev et Zinoviev pour avoir rendu publique l'insurrection imminente des bolcheviks, alors qu'évoquée chaque jour dans la presse, elle n'était plus qu'un secret de Polichinelle. Tout cela montre certainement que la question de l'insurrection était loin d'être mûre dans le parti mais surtout qu'elle fut posée et débattue ouvertement. Cela dénote que dans l'esprit des bolcheviks, la prise de pouvoir ne pouvait s'identifier à un putsch.

On peut discuter de la méthode adoptée pour lancer l'insurrection mais on ne peut pas soutenir qu'elle relève d'un coup d'Etat. La révolution d'Octobre est le résultat, dans une situation spécifique, de la convergence d'une vaste révolution sociale, multiforme et autonome qui a secoué l'empire russe pendant neuf mois et de la prise du pouvoir politique par le parti bolchevique.

La confiscation du pouvoir

Autre chose est de s'interroger sur la manière choisie par le parti bolchevique pour effectuer cette prise de pouvoir. Que représentait ce fameux Comité militaire révolutionnaire [CMR] de Petrograd, maître d'œuvre de l'insurrection ? Emanant théoriquement du soviet de la ville, Trotski, en tant que président l'avait mis sur pied le 16 octobre, malgré l'opposition des socialistes modérés, minoritaires. Le CMR avait pour but officiel de garantir la défense révolutionnaire du soviet de Petrograd. Mais, dans les faits, il était, non pas l'instrument du soviet, sinon celui du seul parti bolchevique et le pilier de son insurrection.

De quelles forces politiques tenait-il son mandat ? Ce n'est pas le soviet de Petrograd qui décida du soulèvement armé. Ce sont les bolcheviks, sous le couvert du nom du soviet, et eux seuls, qui déclenchèrent et dirigèrent minutieusement l'insurrection. Comme ce sera au nom du CMR que Lénine rédigera la déclaration annonçant au congrès du soviet de Petrograd, appelé à siéger sur l'heure, la destitution du gouvernement provisoire, la création d'un gouvernement des soviets ainsi que les premières tâches du nouveau gouvernement : " proposition immédiate de paix démocratique, abolition de la propriété foncière et contrôle de la production par les ouvriers ". En reprenant tels quels les principaux mots d’ordre du peuple russe : paix et terre aux paysans, les bolcheviks fixent dès le début au nouveau pouvoir des objectifs qui ne sont pas de nature socialiste. Ces deux revendications politiques montrent que le niveau de conscience des masses exploitées ne reflétait pas encore pleinement la volonté immédiate de construire le socialisme. On doit par ailleurs observer que tant les premières mesures politiques que le pouvoir attribué au parti bolchevique par son comité central ont été présentés par une instance que personne en dehors d'eux n'avait mandatée.

Pourquoi le parti bolchevique a-t-il absolument tenu à ce que l'insurrection se déroule avant l'ouverture du IIe Congrès panrusse des soviets, prévue pour le 25 octobre ? Essentiellement parce qu'il ne se fiait guère aux bonnes dispositions du congrès et à l'ardeur combative des délégués de province. Il risquait de sortir de cette assise un gouvernement de coalition où les bolcheviks auraient eu à partager le pouvoir avec les autres partis. Certes, la majorité y avait changé de camp (sur les 673 délégués, il y avait 390 bolcheviks, 160 socialistes-révolutionnaires [SR] et 90 mencheviks) mais elle restait toujours insuffisante à leurs yeux. Alors qu'en renversant le gouvernement provisoire, il se mettait automatiquement à dos toute une partie des délégués, notamment mencheviks et SR qui, avant l'insurrection, avaient déjà rejeté comme illégitime toute action contre le gouvernement.

En effet, certains de leurs représentants y siégeaient et le fait de le déposer ne pouvait qu'entraîner un clash qui se traduirait par leur sortie immédiate du congrès. Cette stratégie s'avéra juste. Seuls les SR de gauche continuèrent à participer aux travaux du IIe Congrès mais, conformément à leurs positions politiques, ils refusèrent en toute logique l'invitation adressée par le comité central bolchevique de participer au ministère en formation, en arguant qu'ils n'entreraient au gouvernement que si tous les partis représentés au soviet étaient admis à y figurer. Pour le parti bolchevique, il n'était pas question de pactiser avec les modérés ou autres liquidateurs. Il resta donc seul aux commandes du nouvel Etat. En mettant le congrès devant le fait accompli, il ne faisait que confisquer définitivement l'initiative à la classe ouvrière dans son ensemble. Déposséder la classe de ses prérogatives ne pouvait qu'entériner son divorce avec l'ensemble des masses exploitées.

Sur cet aspect, un camarade du cercle nuança nos propos. Il avança l'idée qu'on ne pouvait pas réellement parler de confiscation de pouvoir par les bolcheviks dans la mesure où ces derniers avaient une grande influence dans de larges secteurs de la classe ouvrière. Il est évidemment impossible de nier l'impact du parti bolchevique sur l'ensemble du prolétariat. Dans sa grande majorité, l'avant-garde ouvrière russe sympathisait avec le parti. Mais il faut voir également comment cette influence se traduisait en force militante. Tous les ouvriers révolutionnaires sont loin de compter comme membres du parti bolchevique. Celui-ci ne recense, au début d'octobre, qu'entre 100 000 et 200 000 adhérents.

Il ne faut pas oublier, ici non plus, les particularités de la Russie tsariste. Elles imposaient un type d'organisation révolutionnaire bien défini. L'activité clandestine contraignait le parti à un travail cloisonné et avant tout à un certain type de lien avec les masses ouvrières. Ainsi, il se constitua entre 1903 et 1917 un groupe de révolutionnaires professionnels forcés de travailler en cercle assez fermé et relativement coupé des masses. " Le penchant du bolchevisme pour la centralisation révéla dès le IIIe Congrès (1906) ses effets négatifs. Des routines d'appareil s'étaient déjà formées dans l'illégalité. (…) La conspiration limitait étroitement, il est vrai, les formes de la démocratie (élections, contrôle, mandats). Mais il n'est pas niable que les membres des comités avaient rétréci plus qu'il ne fallait les limites de la démocratie interne et s’étaient montrés plus rigoureux envers les ouvriers révolutionnaires qu'envers eux-mêmes, préférant commander même lorsqu'il eût été indiqué de prêter attentivement l'oreille aux masses "6.

Déjà, face à l'apparition des soviets, en 1905, le parti bolchevique avait réagi avec méfiance, attitude révélatrice de ses rapports avec les masses : tout mouvement qui pouvait apparaître incontrôlé était appréhendé par lui avec défiance. Même ceux des bolcheviks qui, de manière générale, étaient les plus favorables aux soviets, ne consentaient à y voir, dans le meilleur des cas, que des auxiliaires du parti. Comme le dit Pierre Broué : " Ils ne comprennent que tardivement le rôle qu'ils peuvent y jouer, l'intérêt qu'ils présentent pour y accroître leur influence et y lutter pour la direction des masses. "7 Leur conception des relations du parti avec les masses ouvrières se réduit à en prendre la direction, à une tendance à se substituer à elles. Elle explique la méfiance des bolcheviks pour tout mouvement qui pouvait surgir indépendamment d'eux et de leur contrôle.

Cette vision est le produit de la situation dans laquelle le tsarisme a placé le parti bolchevique. Elle est aussi l’enfant de tout le courant social-démocrate international de l'époque, qui ne conçoit la prise de pouvoir du prolétariat que comme la prise du pouvoir par son parti.

Parmi leurs conceptions, une se révèle plus immédiatement destructrice, celle qui identifie très grandement la révolution prolétarienne à la révolution jacobine française. Il peut y avoir des analogies entre une révolution bourgeoise et prolétarienne : la violence, la massivité, le développement ascendant du mouvement, mais certainement pas la prise du pouvoir. C'est cependant sur cet aspect essentiel que l'identification va être totale. On le relève chez Rosa Luxemburg, qui voit dans le cours général de la révolution d'Octobre le même schéma de développement que dans la révolution française. Pourtant, Marx est loin de distinguer dans les jacobins les représentants des idées communistes, qu’il perçoit au contraire chez leurs opposants, comme le groupe dit des Enragés (Jacques Roux) ou le Cercle social.

En se voyant en jacobins des temps modernes, les bolcheviks en ont reproduit le modèle parfait jusque dans la terreur. Ainsi, Trotski déclarait en décembre 1917 : " Dans moins d'un mois, la terreur va prendre des formes très violentes, à l'instar de ce qui s'est passé lors de la grande Révolution française. "8 alors que le même, quelques années auparavant, écrivait : " Le jacobinisme n'est pas une catégorie "révolutionnaire" mais un produit historique. Ils [les jacobins] ont coupé les têtes. Nous, nous les éclairerons par la conscience de classe. "9

Une révolution prolétarienne ne peut pas revêtir les habits d'une révolution bourgeoise. Dans la première, c'est la classe ouvrière qui est le sujet de l'histoire ; dans la seconde, elle n'intervient que comme objet de manipulation. La révolution prolétarienne a comme premier contenu, l'autotransformation de millions d'exploités soumis en une force collective consciente nourrie par la responsabilité individuelle de chacun et apprenant à conquérir une confiance en soi à travers l'expérience directe du pouvoir.

Leurs conceptions théoriques et pratiques mettent les bolcheviks dans des contradictions inextricables tout au long du mouvement qui se déroule de février à octobre. Après la prise du pouvoir, en échappant totalement au contrôle de la classe ouvrière, en imposant sa dictature sur les masses toujours plus exploitées, en se substituant à elles, le parti bolchevique, n'a fait qu'accélérer et accroître ses contradictions jusqu'à un point de non-retour. Nous pourrions discuter de la date qui lui a été fatale : 1918, 1921, 1923 ? Mais, ici, nous voulons avant tout souligner que c'est dès le début de la prise de pouvoir que sont apparus les premiers germes de dégénérescence de la révolution bolchevique, qui allaient dans le contexte interne et externe russe l'entraîner à œuvrer à sa propre destruction.

Le volontarisme de Lénine

La majorité des éléments du cercle qualifiera la prise de pouvoir par le parti bolchevique comme étant utopique, " volontariste ". Les spécificités russes ne pouvaient pas effacer le contexte insuffisamment mûr pour le triomphe de la révolution à l'échelle mondiale. Un camarade fera remarquer que, bien qu'une part de détermination existe toujours dans l'action révolutionnaire, on ne peut qualifier l'attitude des bolcheviks de " volontariste ". Dans l'esprit de l'époque, il n'y a pas de volontarisme chez les révolutionnaires, soutient ce camarade, puisque leur engagement découlait de leurs analyses de la situation. C'est en partant de ce constat que l'on est en droit de penser qu'ils ont eu raison de jouer à fond la carte de la prise de pouvoir. Du point de vue du parti bolchevique, c'était dans l'ordre des choses que de mettre sa décision en action, sinon le prolétariat risquait de s'enliser dans une situation qui ne pouvait à terme que se retourner contre lui. La pensée des bolcheviks, dans le temps des évènements, était que, si l'on ne jouait pas la carte de la prise du pouvoir ou bien si la classe ouvrière était battue à ce jeu, cela devait signifier que le prolétariat fut condamné à subir les affres d'un capitalisme en crise historique et la société à plonger dans une barbarie sans fin. Comme pour la majorité de la gauche internationaliste, la question se posait dans les termes : socialisme ou barbarie. C'était un peu aux yeux des bolcheviks une question de tout ou rien.

En réponse, un autre camarade soulignait qu'il fallait évaluer à sa juste valeur la conviction du parti bolchevique, dans son ensemble, de se lancer, à ce moment-là, à l'assaut du ciel. On ne peut éviter de rappeler que le parti était loin d'être unanime. Ainsi, quand Lénine adresse, en septembre, les premières lettres au comité central bolchevique en évoquant la nécessité de préparer, sans perdre un instant, l'insurrection, ce dernier en resta déconcerté. " Nous fûmes tous interloqués, racontait par la suite Boukharine. Jamais, la question n'avait été posée d'une manière si brutale. Personne ne savait ce qu'il fallait faire. On était plongés dans le plus grand embarras. "10 Le problème fut éludé en décidant que la question serait discutée à la prochaine réunion du comité. Au cours des séances suivantes, il ne fut bien entendu pas question des lettres de Lénine. Le comité central ne s'était même pas donné la peine de lui répondre ! S'étant finalement rendu compte de l'accueil réservé par le comité à ses lettres, Lénine résolut de se passer de lui.

De retour à Petrograd, il envoya un message à la IIIe Conférence des organisations bolcheviques de la capitale, qui allait s'ouvrir le 7 octobre, et exhorta celles-ci à préparer l'insurrection. De même, le 8, il adressa, dans le même esprit, une lettre au congrès régional des soviets du Nord. Le message, la lettre, furent lus, mais les deux assemblées s'en tinrent là. Une bonne partie de l'avant-garde ouvrière considérait l'insurrection comme prématurée dans l'immédiat, tant du point de vue politique que technique. Lénine ne se résigna pas. Il décida de renouer les liens avec le comité central bolchevique et le convoqua, pour le 10, à une réunion où devait être soulevée, de nouveau, toujours avec les mêmes arguments, la question de l'insurrection immédiate. Il reçut une réponse hostile de la part de Zinoviev et Kamenev. A l'issue de cette séance, la résolution de Lénine, qui, adroitement, ne fixe pas de date pour le soulèvement armé mais invite le comité central à préparer les questions d'ordre pratique, sera adoptée par 10 voix contre deux.

Cette résolution allait faire naître des discussions dans le parti, deux courants apparurent : les pour et les contre l'insurrection. " Dans les discussions particulières, la polémique prenait des formes plus âpres, écrit un membre du comité de Petrograd, Kiselev. On ne se gênait pas pour dire que Lénine était un toqué, qu'il poussait sûrement la classe ouvrière à sa perte, qu'il ne sortirait rien de ce soulèvement armé, qu'on serait battu. "11 Pour couper court à ce qu’il appelait un sabotage, Lénine résolut de convoquer pour le 16, soit huit jours avant l'insurrection, une assemblée extraordinaire du comité central à laquelle participeraient les représentants des principales organisations bolcheviques de la capitale. Après une discussion particulièrement houleuse et tendue, Lénine proposa à l'assemblée des 24 présents de déclarer qu'elle approuvait entièrement la résolution du 10 octobre. Sa motion recueillit 19 voix contre deux et trois abstentions. Il avait gagné la partie à l'arraché, au détriment d'une profonde conviction.

En réalité, en dehors des fidèles partisans de Lénine et de ceux de Trotski, les membres du parti restaient hésitants. Pourquoi se précipiter alors que dans quelques jours se tiendrait le IIe Congrès des soviets, qui n'aurait qu'à débattre et à trancher la question ! En fait, seuls, Lénine et Trotski étaient convaincus de la nécessité de la prise du pouvoir. Ils étaient unis sur le principe même de l'insurrection. Mais ils ne la concevaient pas de la même façon. Lénine, lui, voulait provoquer, en tout état de cause, le soulèvement armé avant l'ouverture du IIe Congrès des soviets ; Trotski estimait qu'elle devait avoir lieu sous l'égide du congrès, en réponse à une inévitable attaque du soviet par le gouvernement provisoire.

Ainsi, on peut penser que, pour Trotski l'insurrection était inéluctable et, pour Lénine, indispensable. Cette nuance implique une divergence politique de taille : " Dans l'esprit de Trotski, il fallait que, guidés par les bolcheviks, ce soient les soviets qui prennent le pouvoir. Dans l'esprit de Lénine, il fallait qu'au nom des soviets, ce soient les bolcheviks. "12 Ils avaient en commun une vision irréaliste du mouvement insurrectionnel. Ils entendaient par prise de pouvoir la conquête de la machine gouvernementale. De manière générale ils n'envisageaient pas que, dans certaines circonstances favorables, la classe ouvrière, par ses propres forces, pût mener à bien la révolution. Pour eux, le prolétariat ne pouvant accéder à une conscience pleinement révolutionnaire, tout dépendait du parti.

L'opposition de Zinoviev et Kamenev, quant à elle, relevait plus d'une divergence de fond. En dehors des désaccords portant sur les contingences immédiates, Kamenev, de manière plus générale, estimait que : " les conditions de l'instauration du socialisme ne sont pas remplies en Russie. Aussi, la prise du pouvoir par les bolcheviks lui paraît inopportune car le parti ne pourra pas réaliser un socialisme authentique et il se discréditera. "13 Il partageait avec la plupart des marxistes de l'époque la vision erronée du rôle du parti dans un mouvement insurrectionnel, mais, plus lucide que d'autres, il réalisera très justement que les circonstances historiques ne sont pas données en Russie pour que s'y réalise une transformation socialiste.

Comme nous venons de le voir, la question de l'insurrection était loin d'être acquise dans l'avant-garde ouvrière, y compris dans la majorité du parti bolchevique, encore quelques jours avant la révolution. On la considérait comme prématurée. Au sein du parti bolchevique, les désaccords perdurèrent jusqu'à l'insurrection. Aussi, les groupes politiques qui, aujourd'hui, renvoient dans le camp des opportunistes à la Kautsky ou à la menchevique, -c'est-à-dire dans le camp bourgeois-, tous ceux qui estiment que les conditions n'étaient pas mûres en Russie, devraient ajouter à cette liste le parti bolchevique, au moins dans sa large minorité.

L'habileté tactique de Lénine, son œil exercé à saisir toutes les opportunités, permettra au parti bolchevique de forcer l'histoire. Mais l'histoire n'est pas au rendez-vous. Il va de soi que ce n'est pas la bourgeoisie qui prend le pouvoir en octobre. Au départ, le parti bolchevique était convaincu qu'il allait construire le socialisme ou au moins s'en rapprocher le plus possible. Une somme de conjonctures exceptionnelles lui a permis de se hisser au pouvoir dans une situation historique qui lui interdisait d'édifier le socialisme tant au niveau des conditions matérielles qu’à celui de la conscience de l'ensemble de la classe ouvrière russe. Cette dernière n'a pas eu la force de s'opposer bien longtemps à la politique destructrice de l'appareil d'Etat bolchevique, tout comme sa consœur de l'Ouest n'a pas eu la capacité de répliquer à la force contre-révolutionnaire de la social-démocratie.

Nous sommes revenus sur la révolution d'Octobre, non pas pour fustiger ou encenser les bolcheviks, pour justifier ou stigmatiser leur politique, ni pour dénaturer l'essence de la révolution russe, mais pour défendre réellement sa nature prolétarienne. Nous pensons que le meilleur moyen de le faire, ce n'est pas de la prendre pour modèle mais au contraire de mettre en garde contre les insuffisances et les erreurs que les prochains mouvements prolétariens ne devront surtout pas répéter. 

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Notes

1. Cité par Kostas Papaioannou dans son livre : Marx et les marxistes, éditions Flammarion, p. 236.

2. Idem, p. 286.

3. Idem, p. 264.

4. Cité dans la brochure de Rosdolsky La Situation révolutionnaire en Autriche en 1918 et la politique des sociaux-démocrates, p. 4.

5. Cité par André et Dori Prudhommeaux dans leur livre Spartacus et la Commune de Berlin, éditions Spartacus, p. 21.

6. Trotski, Staline, édition Grasset, p. 878.

7. Pierre Broué, Le Parti bolchevique, éditions de Minuit, p. 35.

8. Delo Naroda ; cité par Nicolas Werth dans Le livre noir du communisme, p. 70.

9. Trotski, Nos tâches politiques ; cité par les Cahiers Léon Trotsky n° 68, p. 50.

10. Cité par Gérard Walter dans Lénine, éditions Albin Michel, p. 344.

11. Idem, p. 357.

12. Marc Ferro, La révolution russe de 1917, éditions Flammarion, p. 166.

13. Idem, p. 167.

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